En quelques minutes, il parvient au sommet de marches qui descendent vers un vaste espace découvert, une place pavée au bout de laquelle se dresse un mur immense fait de blocs titanesques de pierre taillée. D’un pas tranquille, Shadrak traverse la place en direction du mur, tout en cherchant à se repérer sur sa carte. Il se rappelle avoir pris à gauche, puis encore à gauche à la rue de la Chaîne – peut-être se trouve-t-il dans le vieux quartier juif, en route vers la coupole du Rocher et la mosquée al-Aqsà, auquel cas…
— Vous devriez vous couvrir la tête, fait calmement une voix sur sa droite. Vous vous trouvez dans un lieu saint.
Un petit homme ramassé, au moins septuagénaire, le teint hâlé et l’allure vigoureuse, s’est approché de lui. Il porte une calotte noire et, d’un geste courtois mais insistant, présente à Shadrak une autre calotte qu’il a tirée de sa poche.
— Toute la ville n’est-elle pas terre sainte ? demande Shadrak en acceptant la coiffure.
— Chaque pouce de terrain est sacré pour quelqu’un, en effet. Les musulmans ont leurs lieux saints, et aussi les coptes, les orthodoxes grecs, les Arméniens, les chrétiens de Syrie, tout le monde. Mais ceci nous appartient. Vous ne connaissez donc pas le Mur ?
La majuscule est perceptible dans son intonation.
— Le Mur, fait Shadrak, embarrassé, en reportant son regard des grands blocs de pierre vers sa carte. Oh ! Bien sûr. Vous voulez dire le mur des Lamentations ? Je ne me rendais pas compte…
— Le mur de l’Ouest, c’est ainsi que nous l’avons appelé après la reconquête de 1967, quand les lamentations ont cessé momentanément. Maintenant, c’est à nouveau le mur des Lamentations. Encore que je ne croie guère à la vertu des lamentations, même par les temps qui courent. Le petit homme sourit. Sous quelque nom que ce soit, pour nous autres juifs c’est le Saint des Saints.
Là encore, majuscules.
Le Temple de Salomon ?
— Non, pas celui-là. Les Babyloniens ont détruit le premier temple il y a deux mille sept cents ans. Ce mur-ci appartient au second temple, celui d’Hérode, que les Romains rasèrent sous Titus. Le Mur est la seule chose qu’ils laissèrent debout. Nous l’adorons, car pour nous il ne symbolise pas seulement la persécution, mais aussi l’endurance et la volonté de survivre. C’est la première fois que vous venez à Jérusalem ?
— Oui.
— Américain ?
— Oui.
— Moi aussi. Pour ainsi dire. Mon père m’a amené ici quand j’avais sept ans. Dans un kibboutz, en Galilée. Juste après la proclamation de l’État d’Israël – vous voyez ? En 1948 ? J’ai combattu dans le Sinaï en 1967, la guerre des Six Jours, et j’ai prié devant le Mur dans les premiers jours qui ont suivi la victoire et je n’ai pas quitté Jérusalem depuis. Le Mur, pour moi, c’est encore le centre du monde. J’y viens tous les jours. Même s’il n’existe plus réellement un État d’Israël. Même s’il n’existe plus d’États au sens propre, plus de rêves, plus de… Il s’interrompt.
Pardonnez-moi. Je suis trop bavard. Aimeriez-vous prier devant le Mur ?
— Mais je ne suis pas juif.
— Quelle importance ? Venez avec moi. Êtes-vous chrétien ?
— Pas spécialement.
— Aucune religion ?
— Pas de religion officielle. Mais j’aimerais me rendre au Mur.
— Eh bien, venez.
Ensemble, ils traversent la place, le guide petit et vieux, le visiteur grand et jeune.
— Je m’appelle Méshak Yakov, déclare soudain le compagnon de Shadrak.
— Méshak ?
— Oui. C’est un nom biblique, tiré du Livre de Daniel. Un des trois juifs qui défièrent Nabuchodonosor lorsque le souverain les mit en demeure de…
— Je sais ! s’exclama Shadrak. Je sais ! Il éclate de rire. Il jubile. C’est une minute exquise. Inutile de me raconter l’histoire. Je suis Shadrak !
— Je vous demande pardon ?
— Shadrak. Shadrak Mordecai. C’est mon nom.
— Votre nom. Méshak Yakov rit à son tour. Shadrak. Shadrak Mordecai. C’est un nom magnifique. Ça pourrait être un beau nom juif. Et avec un nom pareil, vous n’êtes pas juif ?
— Je n’avais pas les gènes qu’il fallait, sans doute. Mais si je devais me convertir, j’imagine que je n’aurais pas besoin de changer de nom.
— En effet. Un magnifique nom juif. Shalom, Shadrak !
— Shalom, Méshak !
Ils rient ensemble. Pour un peu, ça tournerait au vaudeville, se dit Shadrak. Ce sécuvil qui rôde là-bas – ne serait-ce pas Abed-Négo ? Les voici devant le Mur, et le rire s’éteint en eux. Les énormes blocs de pierre battus par les vents frappent par leur air d’ancienneté, ils sont aussi vieux que les pyramides, aussi vieux que l’Arche. Méshak Yakov ferme les yeux et se penche en avant, il appuie son front contre le Mur comme pour le saluer. Puis il se tourne vers Shadrak.
— Comment dois-je prier ? demande celui-ci.
— Comment ? Comment ? De la façon qui vous plaira ! Parlez au Seigneur ! Confiez-vous à Lui ! Adressez-Lui vos requêtes. Est-ce à moi d’apprendre à un adulte comment prier ? Que puis-je vous dire ? Une seule chose : mieux vaut rendre grâce que solliciter des faveurs. Si vous le pouvez. Si vous le pouvez.
Shadrak hoche la tête et se tourne vers le Mur. Il a la tête vide. Il a l’âme vide. Il jette un regard vers Méshak Yakov. Les yeux fermés, l’Israélien se balance doucement d’avant en arrière en murmurant. De l’hébreu, suppose Shadrak, qui ne sent aucune prière monter à ses lèvres. Il se trouve incapable de songer à autre chose qu’aux enfants sauvages, au pourrissement organique, aux visages vides ou abattus qu’il a aperçus le long de la Via Dolorosa, aux affiches de Mangu et de Gengis Mao. Son voyage a été un échec. Il n’a rien appris, rien accompli. Autant rentrer à Oulan-Bator dès demain et affronter la situation. Mais à peine a-t-il exprimé ces pensées qu’il les rejette. Qu’est devenue cette surprenante bouffée d’optimisme, tandis qu’il prenait le thé en compagnie de Bhishma Das ? Cette minute délicieuse, cette chaleureuse fraternité éprouvée lorsque Méshak Yakov lui a révélé son nom ? L’énergie spirituelle de ces deux vieillards – l’hindou et le juif –, leur patience et leur résolution face à la catastrophe planétaire : n’en a-t-il donc rien tiré ?
Il reste un long moment à l’écoute du silence de son propre corps, qui ne fait que traduire, à travers le mutisme de ses implants, l’absence de Gengis Mao, et décide qu’il n’est pas encore temps de retourner à Oulan-Bator. Il continuera. Il achèvera son voyage.
Il se met à prier à voix basse, car cela le gênerait d’être entendu de Yakov. « Merci, Seigneur, d’avoir créé ce monde et de m’avoir permis d’y vivre aussi longtemps. » Mieux vaut rendre grâce que solliciter des faveurs. Mais enfin, il n’est pas interdit de solliciter des faveurs, et Shadrak ajoute pour lui-même : « Et, Seigneur, permettez-moi d’y vivre encore un peu. Montrez-moi comment je puis aider à rendre ce monde plus conforme à ce que vous souhaitiez. » Cette prière lui paraît idiote. Mièvre et naïve. Pourtant, pourtant, elle n’a rien de méprisable. S’il lui était donné de revivre cet instant, il n’y changerait pas un mot, bien qu’il n’irait jamais avouer à personne qu’il l’a prononcée.
Lorsqu’ils en ont terminé, Méshak Yakov invite Shadrak à dîner ; Shadrak accepte, car il regrette à présent d’avoir refusé l’invitation de Bhishma Das. Yakov habite au sommet d’une colline dénudée, dans une tour du quartier moderne de Jérusalem, loin à l’ouest de la vieille ville, au-delà du parlement et du campus de l’université. Son immeuble, rattaché à un grand ensemble qui regroupe une vingtaine de bâtiments, possède ce poli, où domine le verre, qui était en vogue à la fin du XXe siècle, mais il présente les stigmates du délabrement. Les vitres sont poussiéreuses, certaines sont brisées, les portes sortent de leurs gonds, la rouille éclabousse les balcons, l’ascenseur grince et grogne. L’immeuble est plus qu’à moitié vide, l’informe Yakov. À mesure que la population s’amenuise et que les services se détériorent, les gens désertent ces quartiers, naguère résidentiels, pour se rapprocher du centre ville. Pour sa part, annonce-t-il fièrement, il est là depuis quarante ans et compte bien y demeurer quarante ans de plus, au minimum.