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Ils ne vont pas tarder à m’arrêter, se répète Shadrak.

Il ne doute pas d’avoir été maintenu sous surveillance depuis son départ. Il est convaincu qu’Avogadro reçoit des informations sur tous ses déplacements et rédige des rapports quotidiens à l’intention de Gengis Mao ; de plus – est-ce son insécurité grandissante qui lui donne ce sentiment, ou bien est-ce celle de Gengis Mao ? – la surveillance paraît s’être intensifiée entre Nairobi et Jérusalem, entre Jérusalem et Istanbul, entre Istanbul et Rome : d’abord un ou deux sécuvils qui lui jettent négligemment un coup d’œil au passage, puis des regards plus appuyés, puis des équipes entières qui le suivent, lui tournent autour, le dévisagent, se concertent, relèvent ses déplacements, jusqu’au jour où, à San Francisco peut-être, ou lorsqu’il sera à Pékin, ils recevront leurs ordres et passeront à l’action : planqués par douzaines sur les toits, sous les porches et à tous les coins de rue – « Ça va, Mordecai, amène-toi tranquillement et il y aura pas de bobo. »

Et soudain, alors qu’il se trouve à l’angle de Broadway et de Grant Boulevard, prêt à plonger dans le bouillon de Chinatown, la tête pleine de sombres pensées concernant les trois sécuvils qu’il aperçoit sur le trottoir d’en face, devant une épicerie orientale, il s’entend interpeller depuis l’autre côté de Broadway :

— Mordecai ! Hé, Shadrak Mordecai !

Shadrak se fige en entendant son nom, comme si on l’avait cloué au milieu de sa réflexion : la partie est terminée, il le sait, le moment qu’il redoute est arrivé.

Mais l’homme qui s’approche en titubant maladroitement entre les voitures n’a rien d’un sécuvil. C’est un grand gaillard au crâne dégarni, au visage las et creusé de rides, à la barbe épaisse, grisâtre et hirsute. Il est vêtu d’une salopette verte élimée, d’une grosse chemise écossaise et d’un manteau d’un rouge fané. Parvenu à la hauteur de Shadrak, il lui pose la main sur le bras d’une manière qui semble quêter le soutien autant que l’attention, puis il projette littéralement sa tête tout contre celle de Shadrak avec un tel aplomb que celui-ci ne peut refuser cette intimité forcée. L’homme a des yeux larmoyants et gonflés : symptôme du pourrissement organique. Mais il est encore capable de sourire.

— Docteur, commence-t-il d’une voix chaude et insinuante. Alors, docteur, comment ça va ?

Un ivrogne. Sans doute pas dangereux, quoiqu’il y ait quelque chose de vaguement menaçant dans son allure.

— Je ne pensais pas être aussi célèbre par ici.

— Célèbre. Célèbre. Ouais, vous êtes foutument célèbre. Au moins pour moi. Je vous ai repéré depuis l’autre côté de Broadway. C’est pas que vous ayez tellement changé.

L’homme est ivre, cela ne fait aucun doute. Son exaltation est caractéristique, et sa manière peu subtile de chercher le contact ; il est pratiquement pendu au bras de Shadrak.

— Vous ne me reconnaissez pas, hein ?

— Je devrais ?

— Ça dépend. À une époque, vous m’avez bien connu.

Shadrak détaille le visage ravagé, la lourde mâchoire. Il y a quelque chose de familier, mais aucun nom ne lui vient à l’esprit.

— Harvard, lance-t-il à tout hasard. Ça devait être à Harvard. Exact ?

— Vous marquez deux points. Continuez.

— La fac de médecine ?

— Cherchez du côté du collège.

— C’est plus dur. Ça remonte à plus de quinze ans.

— Otez-moi quinze ans. Et une vingtaine de kilos. Et la barbe. Merde, vous n’avez pas du tout changé. Évidemment, vous avez la belle vie. Je sais ce que vous avez fait.

Sans desserrer son étreinte, l’homme remue les pieds, tousse, se racle la gorge et crache. Un graillon sanguinolent. Il grimace.

— Voilà un bout de boyau, hein ? Il en part un peu plus tous les jours. Vous ne me reconnaissez vraiment pas. Que diable, nous autres Blancs, on se ressemble tous.

— Vous voulez me donner d’autres indices ?

— Un gros : on était ensemble dans l’équipe d’athlétisme.

— Lancer du poids, complète automatiquement Shadrak. Dieu sait de quel recoin de sa banque de données personnelle il tire l’information, mais il est sûr de ne pas se tromper.

— Deux points. Le nom, à présent.

— Pas encore. Je cherche. Il métamorphose cette épave en un jeune homme imberbe, avec des muscles et non de la graisse, un short et un tee-shirt ; il le voit soulever le globe de métal étincelant, exécuter la petite danse bizarre du lanceur de poids, détendre le bras…

— La réunion du NCAA, Boston, 1995. On était en deuxième année. Vous ave2 gagné le soixante mètres en six secondes pile. Bel exploit. J’ai lancé le poids à vingt et un mètres. Nos photos étaient dans tous les journaux. Vous vous souvenez ! La première grande manifestation d’athlétisme après la Guerre virale, signe que les choses rentraient dans l’ordre. Ah ! Dans Tordre. Vous étiez un sacré coureur, Shadrak. Je parie que vous l’êtes encore. Merde, le poids, je ne pourrais même plus le soulever. Comment je m’appelle ?

— Ehrenheich, répond aussitôt Shadrak. Jim Ehrenheich.

— Six points ! Et vous voilà devenu le docteur du grand homme. Vous disiez que vous seriez utile à l’humanité, que vous ne vous lanciez pas dans la médecine simplement pour faire du fric, hein ? Et c’était pas des blagues. Au service de l’humanité, occupé à maintenir en vie notre glorieux chef. Pourquoi prenez-vous cet air étonné ? Vous croyez donc que personne ne connaît le nom du médecin du président ?

— Je ne cherche pas vraiment à me faire de la publicité.

— Exact. Mais on est un peu au courant de ce qui se passe à Oulan-Bator. J’ai fait partie du Comité, vous savez ? Jusqu’à l’année dernière. Vous allez de quel côté ? Chinatown ? Marchons ensemble. C’est mauvais pour mes jambes de rester immobile, j’ai des varices. Oui, le Comité ; j’étais au troisième échelon pour la Californie ; mon indice me donnait même accès au vecteur. Naturellement, ils m’ont laissé tomber. Mais ne vous en faites pas : ça ne vous causera pas d’ennuis de me parler. Même avec les sécuvils qui sont là-bas en train de lorgner. Je ne suis pas un foutu paria, vous savez, rien qu’un ex-membre du Comité. J’ai le droit de parler aux gens.

— Qu’est-il arrivé ?

— J’ai fait le con. J’avais cette amie, elle faisait aussi partie du Comité, à un très bas échelon, et son frère a chopé le pourrissement. Elle m’a dit, peux-tu trafiquer l’ordinateur, augmenter la commande d’antidote et sauver mon frère ? Bien sûr, je lui ai dit, je vais le faire, je vais le faire rien que pour toi, petite. Je connaissais un programmeur. Il pouvait maquiller les chiffres. Alors je lui ai demandé, et il l’a fait, enfin j’ai cru qu’il l’avait fait, mais c’était un piège, l’attrape-couillon dans toute sa splendeur – les sécuvils se sont amenés et m’ont demandé des explications au sujet des doses supplémentaires d’antidote que j’avais commandées – Ehrenheich cligne de l’œil d’un air jovial. Ils ont expédié la fille à la ferme d’organes. Le frère est mort. Moi, ils se sont contentés de me virer, sans autre condamnation. En reconnaissance d’années de bons et loyaux services pour la cause de la révolution permanente. Je touche même une petite pension, assez pour faire tomber la vodka. Mais quel gâchis, Shadrak, quel foutu gâchis. Ils auraient dû m’envoyer aussi à la ferme d’organes tant que j’étais entier. Parce qu’à présent je suis en train de mourir. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— Oui.

— On raconte que si vous recevez l’antidote et que le traitement soit interrompu, le pourrissement se déclenche aussitôt. C’est comme si toutes les forces du mal comprimées jusque-là éclataient d’un seul coup et vous envahissaient.