Выбрать главу

— Que veux-tu ? demande-t-il.

— Te voir.

— Tu me vois. Quoi d’autre ?

— Te dire que tu vivras à jamais.

— Je mourrai comme n’importe quel homme, vieillard.

— Ton corps mourra, père Gengis. Ton nom vivra à jamais.

Il réfléchit sur ce point.

— Et mon empire ? Qu’advient-il de lui ? Mes fils régneront-ils après moi ?

— Tes fils régneront sur la moitié du monde.

— La moitié du monde, répète doucement Gengis Khan. La moitié seulement. Est-ce la vérité, vieillard ?

— Cathay leur appartiendra.

— Cathay m’appartient déjà.

— Oui, mais ils l’auront entière, jusqu’aux chaudes jungles du sud. Ils régneront sur les hautes montagnes, sur la terre de Russie et sur le Turkestan, l’Afghanistan, la Perse ; leur royaume s’étendra jusqu’aux portes de l’Europe. La moitié du monde, père Gengis !

Le Khan des Khans émet un grognement.

— Laisse-moi te dire cette chose encore. Dans neuf cents ans d’ici, un khan qui portera le nom de Gengis régnera sur tout, d’un océan à l’autre, d’un rivage à l’autre, toutes les créatures de ce monde l’appelleront maître.

— Un khan de mon sang ?

— Un Tatar de pure race.

Gengis Khan reste un long moment silencieux. Impossible de lire dans son regard. Il est plus petit que je ne l’aurais supposé et il a mauvaise haleine, mais sa force et sa détermination sont telles que je m’en trouve abaissé, car j’avais pensé que j’étais de sa race, et en un sens je le suis, mais il est plus que je n’aurais jamais pu être. Il n’y a pas trace de calcul en lui ; il est entier, d’une trempe impeccable, et ignore l’hésitation ; c’est un homme qui vit dans l’instant, un homme qui ne s’arrête sans doute jamais le temps d’une arrière-pensée et dont la pensée première dut toujours être la bonne. Ce n’est qu’un prince barbare, un cavalier ordinaire du plateau de Gobi, aux yeux de qui chaque aspect de ma vie quotidienne semblerait relever de la plus éblouissante magie : pourtant, qu’on le transporte à Oulan-Bator et en trois heures il aurait compris le fonctionnement de Surveillance Vecteur Un. Barbare, oui, mais pas un simple barbare, pas un simple n’importe quoi, et bien que je lui sois supérieur sur certains plans, bien que ma vie et ma puissance dépassent son entendement, je ne l’égale en rien pour les choses importantes. Il me pétrifie. Ainsi que je m’y attendais. À sa vue, je ne serais pas loin de consentir à renoncer entièrement au pouvoir que je détiens sur les hommes, car à son côté, je ne suis pas digne. Non, je ne suis pas digne.

— Neuf cents ans, dit-il enfin, et l’ombre d’un sourire passe sur son visage. Bien, bien. Il frappe dans ses mains pour appeler un serviteur. Rapporte de l’airag, ordonne-t-il.

À nouveau, nous buvons ensemble. Puis il annonce qu’il doit partir ; il est temps pour lui de quitter Karakorum et de chevaucher jusqu’au camp de son fils Chagaday, où la famille souveraine doit en ce jour donner un tournoi. Il ne m’invite pas à me joindre à lui. Il ne s’intéresse pas à moi, bien que j’arrive du royaume d’une époque lointaine, bien que je vienne lui conter la gloire de futurs empires mongols. Je n’ai aucune importance à ses yeux. Je lui ai dit tout ce qu’il désirait savoir ; à présent je suis oublié. Seul compte le tournoi. Il enfourche sa jument et s’éloigne, suivi des guerriers de sa cour. Je reste seul avec le serviteur.

24

Deux compagnons vêtus de robes tirent Buckmaster des profondeurs de la tente des transtemporalistes de Karakorum et le conduisent devant Shadrak. Buckmaster porte également l’habit, mais au lieu du grossier vêtement de crin noir des transtemporalistes, il s’agit d’un lourd froc de bure surmonté d’un capuchon et tissé avec soin. Ses pieds sont glissés dans des sandales. Un pesant crucifix pend à son cou. Il rabat son capuchon pour révéler un crâne tonsuré.

Buckmaster est devenu une sorte de moine.

Ce nouvel ascétisme vestimentaire n’est pas la seule transformation qui se soit opérée en lui. L’individu impatient, coléreux, toujours parcouru d’une énergie hargneuse qu’on sentait endiguée à grand-peine, a cédé la place à un homme d’un calme irréel, réservé, un homme qui vit dans quelque impénétrable royaume de solitude et de paix. Il est pâle, maigre, presque fantomatique. Il se tient devant Shadrak sans dire un mot, totalement immobile à l’exception de ses mains qui égrènent un chapelet. Il attend. Il attend.

Shadrak se décide à parler.

— Je ne pensais pas vous revoir vivant.

— La vie réserve bien des surprises, docteur Mordecai.

La voix de Buckmaster a changé aussi ; elle est plus grave, plus sonore, sépulcrale, purifiée de toute sa fureur bredouillante.

— Le bruit a couru que vous aviez été envoyé dans une ferme d’organes. Disséqué, dépecé.

— Le Seigneur a choisi de m’épargner, répond pieusement Buckmaster.

Pour Shadrak, cette dévotion est un peu dure à avaler.

— Vous voulez dire que vos amis vous ont sauvé la mise, lance-t-il, regrettant aussitôt sa brusquerie. Ce n’est pas une manière très avisée de s’adresser à quelqu’un dont vous avez besoin.

Mais Buckmaster ne parait pas s’offusquer.

— Mes amis sont Ses intercesseurs. Comme nous tous, docteur Mordecai.

— Êtes-vous resté ici tout le temps ?

— Oui. Depuis le jour où vous avez assisté à mon interrogatoire.

— Et les sécuvils ne sont pas venus renifler par ici ?

— Officiellement, je suis mort, docteur. Mon corps a été réparti entre des membres souffrants du gouvernement : l’ordinateur vous le confirmera. Les sécuvils ne recherchent pas les morts. Pour eux, je ne suis plus qu’un assortiment de pièces détachées – ici un pancréas, là un foie, un rein, un poumon. Oublié. Un éclair de malice passe sur son visage étrangement grave. Si vous alliez leur dire que je suis ici, ils le nieraient.

— Et à quoi vous êtes-vous occupé ?

— Les transtemporalistes me considèrent comme un saint homme. Chaque jour, je bois leur coupe. Chaque jour, je retrace la vie de Notre Seigneur. J’ai suivi de nombreuses fois Sa Passion sur le Calvaire, docteur. J’ai marché parmi les apôtres. J’ai baisé le bas de la robe de Marie. J’ai été témoin des miracles : Cana, Capharnaüm Lazare ressuscité à Béthanie. Je L’ai vu trahi à Gethsémani. Je L’ai vu amené devant Pilate. J’ai vu toutes ces choses, docteur Mordecai, tout ce qui est raconté dans les Évangiles. Tout est vrai. C’est, littéralement, la vérité. Mes yeux en portent témoignage.

Shadrak reste un moment muet devant la puissance de la conviction qui se lit dans les yeux de Buckmaster et ses accents éthérés. Impossible de ne pas croire que ce petit bonhomme ébouriffé ait parcouru la Galilée en compagnie de Jésus, de Pierre et de Jacques, qu’il ait entendu les sermons de saint Jean-Baptiste et les pleurs de Marie-Madeleine. Illusion, hallucination, autosuggestion, imposture : peu importe. Buckmaster est métamorphosé. Il rayonne.

Shadrak l’interroge de façon volontairement brutale :