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On a rasé la tête du président. Paradoxalement, il a l’air plus jeune, plus vigoureux, sans son épaisse crinière noire : dénudé, ce crâne dur comme le roc en dit long sur la force immense de l’homme, sur la densité des courants intérieurs qui le mènent. La musculation très apparente du cuir chevelu exprime cette puissance : collines et vallées composent un relief saisissant, un paysage hérissé, fait de côtes et de crêtes, nourri et amplifié par quatre-vingt-dix années ou presque passées à discuter, à réfléchir, à mordre et à mastiquer avec la même férocité. Les angles de pénétration prévus par les chirurgiens sont indiqués sur la peau à l’encre lumineuse.

Warhaftig est prêt à pratiquer la première incision. La stratégie de l’intervention a été élaborée au long de trois journées de réunions. Ils n’approchent pas des zones des localisations cérébrales. Le crâne sera ouvert haut sur la crête occipitale externe, et le dispositif de drainage inséré dans le tronc cérébral, au niveau de la protubérance annulaire, juste au-dessous du quatrième ventricule et près du bulbe rachidien. De l’avis de tout le monde, c’est là le meilleur emplacement pour la valve, et cela permettra, pas tout à fait par hasard, d’écarter les lasers du siège de la raison – quoique le moindre écart du chirurgien pût endommager les centres bulbaires qui contrôlent la vasomotricité, l’activité cardiaque et d’autres fonctions essentielles. Mais Warhaftig n’est pas homme à faire un écart.

Le chirurgien jette un coup d’œil vers Shadrak.

— Tout est en ordre ?

— Tout va bien. Quand vous voudrez.

Warhaftig passe légèrement la main sur la nuque de Gengis Mao. Aucune réponse. Il le pince alors durement à la base du crâne. Le khan ne réagit pas davantage. Il est sous anesthésie locale – administrée, comme à l’ordinaire, par sonipuncture.

— Maintenant, fait Warhaftig. Allons-y.

Il pratique la première incision.

Gengis Mao ferme les yeux – mais Shadrak sait par ses moniteurs que le khan est toujours pleinement conscient, tendu, ramassé tel un léopard méfiant sur une haute branche. La peau est repoussée, puis maintenue en place par des rétracteurs. Warhaftig s’efface devant Malin qui va inciser l’os. Le neurochirurgien n’a pas l’agilité de Warhaftig, mais il a passé trente ans à tailler dans des crânes et sait avec une précision dont son confrère ne peut avoir idée quelle marge d’erreur lui est permise. C’est fait : une fenêtre est ouverte dans la tête du khan. Dressé sur la pointe des pieds, Shadrak contemple avec une sorte de terreur fascinée le cerveau même qui conçut les théories de la dépolarisation centripète, qui accoucha du Comité révolutionnaire permanent, qui sortit l’humanité du chaos de la Guerre virale. C’est là, oui, juste à cet endroit, dans cette mystérieuse masse grise, que tout fut engendré.

Ils cherchent à présent un emplacement pour le drain. Warhaftig a repris le commandement. À ce stade de l’opération il n’utilise plus un laser, mais une aiguille creuse remplie d’azote liquide et refroidie à – 160°C par cryostat. En glissant dans les profondeurs du tronc cérébral de Gengis Mao, l’aiguille refroidit localement les cellules qu’elle touche – et pourrait les tuer si le contact se prolongeait. Tandis que Malin fait la lecture des instruments de contrôle et que Shadrak fournit les données de la télémesure concernant l’état des principaux systèmes autonomes de Gengis Mao, Warhaftig, certain désormais de ne pas détruire de centre nerveux essentiel, ménage un espace pour l’insertion du dispositif de drainage. Tout se déroule sans accroc. Le khan continue de respirer, son sang circule, son encéphalogramme reste normal. Il a maintenant dans le cerveau un tube qui va chasser l’excès de liquide céphalo-rachidien vers l’appareil circulatoire, ainsi qu’un implant de télémesure qui transmettra constamment à son médecin des rapports sur le fonctionnement de la valve et le niveau de liquide à l’intérieur des ventricules cérébraux. L’os et la peau sont remis en place ; le khan a l’œil hagard et le visage blême, mais, à présent, il sourit ; on l’installe sur son chariot pour l’amener en salle de réanimation.

Warhaftig se tourne vers Shadrak.

— Tant que tout est prêt, passons à l’opération suivante. D’accord ? Il s’empare de la main gauche de Shadrak. Vous voulez l’implant ici, c’est bien cela ? Enchâssé dans l’éminence thénar, mais pas à la base du pouce, n’est-ce pas ? Par ici, plus près du centre de la paume. J’y suis ? Bon. Eh bien, on va vous frictionner et en avant.

Shadrak et Nikki, gênés l’un et l’autre, se rencontrent pour la première fois depuis son retour. Il essaie de sourire, mais se doute bien que son visage ne suit pas, et la cordialité de Nikki paraît tout aussi forcée.

— Comment va le khan ? demanda-t-elle finalement.

— Il se remet. Comme toujours.

Elle jette un coup d’œil à la main bandée de Shadrak.

— Et toi ?

— C’est un peu douloureux. Cet implant était plus gros que les précédents. Plus compliqué. Encore un jour ou deux et ça ira.

— Je suis heureuse que tout se soit bien passé.

— Oui. Merci.

Ils se livrent à un autre échange rituel de sourires forcés.

— C’est bon de te voir, dit-il.

— Oui. Toi aussi, ça fait très plaisir.

Ils se taisent. En dépit du creux dans la conversation ni l’un ni l’autre ne font mine de partir. Il s’étonne d’être aujourd’hui insensible à la beauté de la jeune femme : Nikki est magnifique, comme elle Ta toujours été, mais il ne sent rien, absolument rien, sinon la sorte d’admiration abstraite qu’il pourrait ressentir à la vue d’un beau marbre ou d’un coucher de soleil spectaculaire. Il met ce sentiment à l’épreuve. Il évoque des souvenirs. La fraîcheur des cuisses contre ses lèvres. La fermeté des seins pris en coupe dans ses mains. Le petit grognement lorsqu’il s’enfonce en elle. Le parfum du noir torrent de ses cheveux. Rien. Les conversations à longueur de nuit, quand il y avait tant à se dire. Rien. Rien. Ainsi la trahison consume l’amour. Mais elle est toujours aussi belle.

— Shadrak…

Il attend. Elle cherche ses mots. Il croit savoir ce qu’elle cherche à lui dire, une fois de plus : elle est désolée, elle n’avait pas le choix, elle l’a trahi, mais c’est simplement parce qu’elle avait le sentiment que la suite des événements était inévitable. C’est un moment de gêne qui n’en finit pas.

Elle se décide enfin à parler :

— Nous avançons bien sur le projet.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Il faut que je continue, tu sais. Je n’ai pas d’autre choix. Mais je veux que tu comprennes que j’espère qu’on ne s’en servira jamais. C’est-à-dire qu’en tant que recherche scientifique ça a beaucoup de valeur, c’est une percée spectaculaire, mais je veux que ça reste à l’état d’expérience de laboratoire réussie, de… de…

Elle flanche.

— Ce n’est pas grave, dit-il. Il sent qu’un peu de la tendresse de naguère s’insinue dans sa voix. Ne te tourmente pas à ce sujet, Nikki. Fais ton travail, et fais-le bien. C’est la seule chose dont tu aies à te préoccuper. Fais ton travail. Pendant un instant, un instant seulement, il éprouve un léger retour de ses anciens sentiments. Ne t’inquiète pas pour moi, ajoute-t-il doucement. Je m’en sortirai.