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Le troisième jour, il ôte son pansement. Il ne subsiste qu’une faible trace rose à l’endroit où l’on a introduit l’implant, un sillon à peine visible sur le rose plus profond de sa paume. À l’exemple de son maître, Shadrak a la cicatrisation rapide. Il détend sa main – notant au passage un léger endolorissement musculaire – mais prend bien soin de ne pas serrer le poing. Il n’est pas encore prêt à essayer le nouveau dispositif.

À la fin de la semaine, tandis que Gengis Mao achève rapidement de se remettre, Shadrak s’accorde une soirée à Karakorum. Il s’y rend seul, par une douce soirée d’été où le parfum que dégagent les arbres en fleurs se mêle dans l’air à un soupçon de pluie. Il loue une cabine dans le pavillon d’oniromort, se déshabille, ceint sa taille du linge blanc et dispose les bandes de toile sur sa poitrine, accepte le talisman de métal poli des mains de la fille à tête de lionne, contemple le réseau de lignes en spirale, s’engloutit dans l’illusion. Une fois de plus, il meurt. Il renonce à l’espoir et à la peur, à la lutte et à l’effroi, à l’angoisse et au besoin ; il renonce au souffle et à la vie ; il meurt au monde pour renaître en un autre lieu ; il s’élève au-dessus de sa carcasse creuse et usée, contemple de haut cette enveloppe brune, longue et vide, avec son déploiement arachnéen de membres inertes ; puis il flotte au loin, vers le vide odorant, là où l’espace et le temps ont largué leurs amarres. Tout s’ouvre à lui, car il est mort. Il pénètre dans une ville pleine de ruelles, de chars à bœufs et de basses constructions de bois qui s’étirent de façon incohérente pour composer d’impénétrables labyrinthes, un endroit sordide et pittoresque où règne une crasse médiévale. Il voit les dames et les seigneurs, habillés de brocart vert et écarlate tituber dans les rues non pavées en hurlant, en sanglotant, en tremblant. Couverts de sueur, ils implorent le Tout-Puissant en crispant leurs mains sur les tuméfactions qu’on voit palpiter sous leurs bras et entre leurs jambes. Oui, c’est la Mort noire, et Shadrak s’avance parmi eux en disant, je suis Shadrak le Guérisseur, venu de la terre des morts afin de vous sauver, et il touche leurs bubons enflammés, il les relève et les renvoie dans la vie, et ils chantent des hymnes à sa gloire. Puis il passe à une autre ville, où règnent la soie et le bambou, les jardins riches en chrysanthèmes, en genévriers et en petits pins tordus. Là, dans le silence du jour, une boule de feu éclate dans le ciel, un grand nuage en forme de champignon pousse son bulbe vers la voûte céleste, les maisons sont la proie des flammes, les gens se précipitent dans les rues embrasées, ils sont petits et jaunes, avec des yeux en amande. Shadrak se dresse au-dessus d’eux telle une tour d’ébène ; il leur parle d’une voix douce ; il leur dit de ne pas avoir peur, leur tourment n’est qu’un rêve, la souffrance et la mort même peuvent encore être repoussées ; il étend les mains vers eux et les apaise, il attire le feu qui les dévore. Le ciel s’emplit de cendre, de suie et de ponce, et c’est la nuit du Cotopaxi qui recommence ; le volcan gronde, siffle et ronfle ; l’air devient poison ; le jeune docteur noir s’agenouille dans les rues et, bouche contre bouche, insuffle la vie à ceux qui sont tombés ; il les relève et les soulage. Et poursuit sa route. Les hordes assyriennes chevauchent dans les rues de Jérusalem en hurlant, taillant sans merci à travers la foule ; patiemment, Shadrak recoud les corps disjoints et dit à chacun : « Lève-toi et marche, je suis le Guérisseur. » Les grands animaux laineux fuient à mesure que les neiges glacées fondent sous un soleil devenu soudain colossal, et les habitants des cavernes dépérissent ; Shadrak leur apprend à manger des herbes et des graines, à cueillir les baies des fourrés qui se sont mis à pousser d’un seul coup ; il leur enseigne l’art de dresser des barrages dans leurs cours d’eau afin de prendre le poisson fugace ; ils lui vouent un culte et peignent son image sur les parois de la caverne sacrée. Il descend Jésus de la croix tandis que les soldats romains s’en vont à la taverne, charge le corps inerte sur son épaule et se presse vers une hutte obscure, essuie le sang des mains et des pieds mutilés, applique pommades et onguents, prépare un mélange curatif d’herbes et de sucs et le Lui donne à boire en disant : « Va. Marche. Vis. Prêche. » Il rassemble les membres d’Osiris qu’il a repêchés dans le Nil avec ses filets, insuffle la vie au dieu déchu et convoque Isis pour lui dire : « Voici Osiris ; moi, Shadrak, je te l’ai rendu. » Les rafales d’une étrange pluie verdissent le ciel, et la Guerre virale déferle sur les villes des hommes. La pourriture étrangère pénètre dans les corps. Shadrak relève ceux qui gémissent et tombent et leur dit : « Soyez sans peur, la mort est passagère. La vie vous attend. » Et le visage de Gengis Mao sourit du haut des cieux. Shadrak dérive à travers les siècles, flottant librement dans l’espace et le temps. Peu à peu, il se rend compte qu’il n’est plus seul ; une femme se tient à son côté et le tire par la manche ; elle essaie de lui dire quelque chose. Il l’ignore. Il entend des chœurs célestes qui répètent son nom : « Shadrak ! Shadrak ! » Les voix éthérées chantent : « Ô Shadrak, vrai Guérisseur, Prince des Princes ! Shadrak tu fus, Gengis tu seras ! Nous te saluons, Shadrak ! » Et une voix de tonnerre clame : « Désormais, on te connaîtra sous le nom de khan Gengis III Mao V ! »

La femme le tire encore par la manche, et il s’aperçoit que c’est Katya. « Que veux-tu ? » demande-t-il. « Il est trop tard », dit-elle. « Le prochain donneur a déjà été choisi ? Oui. » « Tu n’aurais pas envie de me dévoiler son nom, je suppose ? » « Je ne pense pas que je devrais le faire. » « Qui est-ce ? » « Toi. » Le monde entre en éruption. Déluge et flammes. Le rire de Gengis Mao roule à travers les cieux, ébranlant les montagnes.

Shadrak s’éveille et se redresse.

Il referme son poing et le tient bien serré.

Du fond d’Oulan-Bator, à quatre cents kilomètres vers l’est, jaillit le choc terrible de la douleur du khan, le hurlement silencieux des senseurs qui lui signalent l’onde de souffrance qui parcourt à cet instant le corps de Gengis Mao.

Shadrak se présente devant Interface Trois et annonce :

— Shadrak Mordecai, au service du khan.

Il est analysé, approuvé, reçu.

Il est presque minuit. Shadrak gagne directement la chambre à coucher impériale, mais Gengis Mao ne s’y trouve pas. Shadrak fronce les sourcils. Depuis plusieurs jours, le khan est suffisamment rétabli pour pouvoir quitter le lit, mais il serait bien étrange de le voir se promener à une heure aussi avancée. Shadrak trouve un serviteur qui lui apprend que le président a passé la plus grande partie de la soirée dans ce cabinet isolé qu’on désigne sous le nom de Retraite du Khan, à l’autre extrémité du complexe de soixante-quinze niveaux, et qu’il s’y trouve encore.

En route, donc. D’abord, le bureau de Gengis Mao – il n’y est pas –, puis la salle à manger privée, vide, puis le bureau personnel de Shadrak. Il s’y arrête un moment afin de se recueillir parmi les objets familiers qui lui sont chers, ses sphygmomanomètres et ses scalpels, ses microtomes et ses tréphines. Là, dans un flacon, se trouve la véritable aorte abdominale du khan Gengis II Mao IV – indiscutablement, un trésor de l’histoire médicale. Ici, la dernière addition au musée de Shadrak, une mèche de la chevelure drue, grasse et surnaturellement sombre de Gengis Mao. Cet article-là serait peut-être plus à sa place dans un musée consacré à la sorcellerie et au vaudou, non à la médecine ; mais sa présence se justifie néanmoins, car la mèche a été prélevée durant les préparatifs d’une opération du cerveau pratiquée avec succès sur le patient qui se trouvait alors dans sa quatre-vingt-dixième (ou quatre-vingt-cinquième, ou quatre-vingt-quinzième, ou ce qu’on voudra) année de vie. Allons. En avant. Il se présente à la porte de la Retraite du Khan et demande à être admis.