La porte roule sur ses gonds.
La Retraite du Khan est la pièce la moins utilisée de ce niveau. Elle n’est accessible que par le bureau du khan et se trouve protégée contre les diversions venues de l’extérieur, fussent-elles les plus bruyantes. Basse de plafond et peu éclairée, elle est meublée à l’orientale, dans un style surchargé, avec un penchant pour les tentures épaisses et les tapis compliqués. Gengis Mao est allongé sur un divan garni de coussins, contre le mur de gauche. Déjà, une mince couche de cheveux noirs envahit son crâne. La vitalité du personnage est irrésistible. Mais ce soir, il a l’air secoué, presque hébété.
— Shadrak, fait-il d’une voix épaisse et grinçante. Je savais que vous viendriez. Vous l’avez senti, n’est-ce pas ? Il y a une heure et demie à peu près. J’ai cru que ma tête allait éclater.
— Je l’ai senti, en effet.
— Vous m’avez dit que vous alliez m’installer une valve. Pour drainer le liquide. C’est ce que vous m’avez dit.
— Et c’est ce que nous avons fait, monsieur le Président.
— Elle ne marche donc pas ?
— Elle marche à la perfection, monsieur le Président.
Shadrak s’exprime avec douceur.
Gengis Mao semble perplexe.
— Alors, quelle est la cause de cette abominable douleur dans ma tête, tout à l’heure ?
— Ceci, dit Shadrak en allongeant son bras gauche avec un sourire et en serrant le poing.
Pendant un moment, rien ne se passe. Puis les yeux de Gengis Mao s’élargissent sous le coup de la stupeur. Il émet un grognement et plaque les mains sur ses tempes. Il se mord la lèvre, incline sa tête nue, s’enfonce les phalanges dans les yeux, marmonne des malédictions gutturales d’une voix angoissée. Les implants de Shadrak l’informent des violentes réactions qui se produisent dans l’organisme du khan : montée alarmante du pouls et du rythme respiratoire, chute de la tension, sévère pression intracrânienne. Gengis Mao se recroqueville en une masse informe, tremblante et gémissante. Shadrak détend ses doigts. Peu à peu, la douleur quitte le corps du khan, et Shadrak cesse de recevoir les symptômes d’un choc traumatique.
Gengis Mao relève la tête et dévisage Shadrak pendant un long moment.
— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? demande-t-il dans un souffle rauque.
— J’ai installé une valve dans votre crâne, monsieur le Président. Afin d’évacuer l’excès dangereux de liquide céphalo-rachidien. Toutefois, je dois vous informer que cette valve a été conçue de manière que son action soit réversible. Sur instruction télécommandée, elle peut injecter du liquide céphalo-rachidien à l’intérieur des ventricules, au lieu de drainer le trop-plein. Je contrôle l’action de la valve ici, grâce à un cristal piézoélectrique incrusté dans ma paume. D’une secousse de la main, je puis interrompre le drainage. En appuyant plus fort sur ma paume, je puis faire monter le liquide. Je puis suspendre vos fonctions vitales. Je puis instantanément vous causer des souffrances telles que celles dont vous venez d’avoir par deux fois l’expérience, et dans un laps de temps étonnamment court, je pourrais provoquer votre mort.
Le visage du khan est totalement opaque. Gengis Mao considère en silence les propos de Shadrak.
— Pourquoi m’avez-vous fait cela ? finit-il par demander.
— Afin de me protéger, monsieur le Président.
Le khan réussit à s’arracher un sourire glacial.
— Vous pensiez que j’utiliserais vôtre corps pour le projet Avatar ?
— J’en avais la certitude, monsieur le Président.
— Erreur. Cela ne serait jamais arrivé. Vous êtes trop important pour moi tel que vous êtes, Shadrak.
— Oui, monsieur le Président. Merci, monsieur le Président.
— Vous pensez que je mens. Je vous affirme qu’en aucun cas nous n’aurions mis en œuvre le projet Avatar avec vous pour donneur. Ne vous méprenez pas, Shadrak. Je ne suis pas en train de vous supplier. Je vous expose les faits, c’est tout.
— Oui, monsieur le Président. Mais je connais votre enseignement concernant la redondance. Je craignais qu’on ne fût sur le point de se dispenser de moi. J’ai agi de manière à me rendre indispensable. J’ai réussi, je crois.
— Est-ce que vous me tueriez ?
— Oui, si j’estimais que ma vie est en danger.
— Qu’en dirait Hippocrate ?
— Le droit de se défendre s’étend même aux médecins, monsieur le Président.
Le sourire de Gengis Mao se fait plus chaleureux. Cette discussion semble lui plaire. Il n’y a pas trace de colère sur son visage.
— Supposez que je vous fasse prendre par surprise, immobiliser avant que vous ayez pu serrer le poing et me mettre à mort ?
Le khan parle calmement, comme s’il proposait une simple hypothèse d’école.
Shadrak secoue la tête.
— L’implant que j’ai dans ma main est réglé sur l’activité électrique de mon cerveau. Si je meurs, si l’on se livre sur moi à la moindre manipulation mentale, s’il se produit une interruption significative de mes rythmes cérébraux, la valve commence automatiquement à injecter du liquide céphalo-rachidien dans votre moelle. Ma mort prélude obligatoirement à la vôtre, monsieur le Président. Nos destins sont liés. Préservez ma vie, afin de préserver la vôtre.
— Et si je faisais ôter la valve de mon crâne pour la remplacer par une autre qui soit un peu moins… versatile ?
— Non, monsieur le Président. Il vous est impossible de subir une intervention sans que j’en sois aussitôt averti par mes implants. Il va de soi que je prendrais immédiatement des mesures défensives. Non, nous sommes devenus une seule entité en deux corps, monsieur le Président. Et nous resterons ainsi à jamais.
— Très astucieux. Et qui vous a fabriqué cette petite merveille technique ?
— Buckmaster, monsieur le Président.
— Buckmaster ? Il est mort depuis le mois de mai. Vous ne pouviez alors savoir que…
— Buckmaster est toujours en vie, monsieur le Président, fait Shadrak d’une voix douce.
— Toujours en vie. Étrange.
— En effet.
— Je ne comprends pas.
Shadrak s’abstient de répondre.
— Vous m’avez planté une bombe dans le corps, déclare Gengis Mao au bout d’un moment.
— En quelque sorte, monsieur le Président.
— Mon pouvoir s’étend sur toute l’humanité. Et le vôtre s’étend sur moi, Shadrak. Mesurez-vous ce que cela fait de vous ? C’est vous le véritable khan, à présent ! Gloire à Gengis III Mao V ! Gengis Mao éclate d’un rire sauvage. Comprenez-vous cela ? Savez-vous ce que vous avez accompli ?
— Cette pensée m’a traversé l’esprit, reconnaît Shadrak.
— Vous pourriez me forcer à démissionner. Vous pourriez m’obliger à vous prendre comme successeur. Vous pourriez me tuer et assumer la présidence dans la plus parfaite légalité. Voyez-vous tout cela ? Naturellement, vous le voyez. Est-ce ce que vous comptez faire ?
— Non. La dernière chose au monde que je désire est d’être président.
— Allez-y. Agitez-moi la main sous le nez et faites un coup d’État. Prenez le pouvoir, Shadrak. Je suis vieux, je suis fatigué, je m’ennuie, je tombe en ruine. Je ne m’oppose pas à être renversé. J’admire votre astuce. Ce que vous avez fait me fascine. Personne ne m’a jamais possédé à ce point, vous en rendez-vous compte ? Vous avez réussi ce que des milliers d’ennemis n’ont pas su accomplir. Le calme et le loyal Shadrak, Shadrak sur qui l’on peut toujours se reposer, vous m’avez eu. Vous me possédez. Je suis votre marionnette, à présent, vous en rendez-vous compte ? Allez-y. Nommez-vous président. Vous l’avez bien gagné, Shadrak.