— Ce n’est pas ce que je désire.
— Et que désirez-vous donc ?
— Continuer d’être votre médecin. Protéger votre santé et m’efforcer de prolonger votre existence. Rester à vos côtés et vous servir comme mon serment m’y engage.
— C’est tout ?
— C’est tout. Non, encore une chose, monsieur le Président.
— Allez-y.
— Je réclame un siège au Comité.
— Ah !
— Plus précisément, je demande l’autorité dans le secteur de la santé publique. La politique médicale du gouvernement.
— Ah ! Oui.
— Le contrôle de la diffusion de l’antidote. Je compte mettre au point un programme mondial de traitement immédiat de la population saine et développer tous les programmes de recherches qui existent à ce jour et visent à la découverte d’un traitement permanent du pourrissement organique. Il s’agit en somme d’un renversement total de ce qui, crois-je savoir, constitue l’actuelle politique du CRP.
— Ah ! Gengis Mao se met à rire. Ça a mis du temps à sortir. Vous voulez tout de même être khan, en fin de compte ! Je garde le titre, mais c’est vous qui menez le bal. Je ne me trompe pas, Shadrak ? C’est bien ce que vous avez concocté ? Parfait. Je suis à votre disposition, Shadrak. Vous rejoindrez les rangs du Comité lors de sa prochaine réunion. Préparez l’exposé de votre ligne politique et soumettez-le aux membres du Comité. Le président jette un regard noir sur la main gauche de Shadrak, avant de s’écrier : Salut à Gengis III Mao V !
Pour regagner son appartement, Shadrak, au sortir de la retraite du khan, doit traverser son propre bureau, Comité Vecteur Un, puis Surveillance Vecteur Un, où il s’arrête un moment afin de contempler le spectacle qu’offrent les écrans clignotants. Tout est calme dans la Grande Tour du Khan. C’est le milieu de la nuit ; toute l’Asie est endormie. Mais au-dehors, dans le pavillon des Traumatisés, d’un bout à l’autre de la planète, la vie continue. La vie, et aussi la mort. Debout face aux écrans innombrables, Shadrak observe le flot anarchique des souffrances et des efforts, des luttes et des agonies. Les morts vivants errent dans les rues de Nairobi, de Jérusalem, d’Istanbul, de Rome, de San Francisco et de Pékin ; ils poursuivent leur marche incertaine à la surface de tous les continents ; c’est la procession des maudits, des égarés, des torturés, des condamnés. Quelque part, là-bas, se trouve Bhishma Das. Et Méshak Yakov. Et Jim Ehrenheich. Shadrak leur adresse ses vœux de bonheur et de santé, pour ce qui leur reste à vivre. À tous, le bonheur ! À tous, la santé !
Il repense au rire de Gengis Mao. Comme le khan paraissait amusé de se trouver dans cette situation ! Soulagé, aurait-on dit, de se voir ravir l’autorité suprême ! Mais le khan est au-delà de toute compréhension ; c’est un mystère insondable, essentiellement impénétrable. Shadrak ne sait pas réellement ce qui va se passer à présent. Il n’imagine pas la contre-attaque que Gengis Mao, peut-être, a déjà élaborée, les pièges qu’il est en train de mettre en place à cette minute même. Shadrak avancera prudemment en espérant que tout ira bien. Oui, il a planté une bombe dans le corps de Gengis Mao, mais il a aussi pris un tigre par la queue, et s’il trébuche entre ces métaphores, il pourrait fort bien ne pas s’en relever.
Il est littéralement hypnotisé par la danse vertigineuse des écrans de Surveillance Vecteur Un. On est le 4 juillet 2012. Un mercredi. La pluie tombe doucement sur Oulan-Bator qui, la semaine prochaine, deviendra Altan-Mangu en l’honneur du vice-roi assassiné que la masse de l’humanité a déjà oublié. Avant que la nuit s’achève, la mort aura fait le tour du globe et moissonné les vies par milliers ; mais au matin, Shadrak en fait le serment, les choses commenceront de changer. Il étend sa main gauche et l’étudié comme si c’était un jade précieux, un ivoire des plus rares. Il fait le geste de la refermer, presque jusqu’à serrer le poing, mais pas tout à fait. Il sourit. Il porte le bout des doigts à ses lèvres et souffle un baiser au monde entier.