— Non, Franck !
— Tu crois que je vais le laisser continuer ? Pousse-toi !
— Je ne bougerai pas. Reste ici, je t’en prie. Il n’a rien, aucune preuve, il cherche seulement à nous pousser à bout.
— C’est fait !
Sharko força le passage. Il la poussa d’un geste sec et disparut dans la nuit. Lucie jaillit, tenta d’ouvrir la portière, mais Sharko avait déjà enclenché la marche arrière. Les gravillons giclèrent. Dix secondes plus tard, le moteur hurlait dans la rue. Lucie se précipita vers le tiroir fermé à clé où ils rangeaient leurs armes. Sa poitrine se serra.
Il ne restait qu’un pistolet : le sien.
80
Franck grilla un feu rouge, s’engagea sur le périphérique, slalomant entre les files. Il ne voulait pas que le temps de trajet atténue sa hargne, il voulait débarquer là-bas, brut de fonderie, et coller une raclée à ce fichu merdeux. Lucie n’arrêtait pas d’appeler, il coupa son téléphone.
Châtillon, Malakoff, Vanves, Boulogne. Avenue Pierre-Grenier. Sharko se gara aux forceps entre deux voitures, fourra le flingue dans sa ceinture et traversa en courant. Devant l’immeuble, il appuya sur tous les boutons de l’Interphone sauf celui de Bellanger. Quelqu’un lui ouvrit.
Quatre étages au pas de course, la main accrochée à la rampe. Relents de mauvais souvenirs. La dernière fois qu’il était venu ici remontait à la mort de Camille. Nicolas avait déjà commencé à plonger.
Numéro 43. Deux coups secs sur le bois. Attente. Pas un bruit. Le flic tourna la poignée, prêt à défoncer la porte, mais elle n’était pas verrouillée.
Il s’invita à l’intérieur, referma derrière lui, histoire de lui réserver un comité d’accueil. Lumière. L’appartement avait vieilli, torpillé d’odeurs de clope et de whisky. Il vit la grosse tache foncée, sur l’un des murs du salon, et des éclats de verre au sol. Des mégots en pyramide dans les cendriers. De la paperasse partout. Sharko comprenait le désespoir de Nicolas : rien de beau entre ces murs. Pourquoi toutes ces photos de Camille, sur les meubles, la table basse ? Comment pouvait-il vivre ainsi, cerné par le regard d’une morte ?
Direction la chambre. Encore pire. Les mêmes photos, le même visage, dupliqué à l’infini, dans des cadres. Le lit au milieu de ce palais de portraits. Un kaléidoscope de folie.
Franck revint dans le salon et fourra le nez dans les papiers. Il tomba sur la copie du rapport de procédure pénale. Le feuilleta. Les passages concernant les expertises psychiatriques de Ramirez étaient soulignés en fluo. Sur le côté, un carnet Moleskine avec des notes. Sharko y jeta un œil.
Bon Dieu…
Tout y était. Les éléments de l’enquête Pray Mev, mais aussi ceux de l’autre enquête. Ses déductions, des schémas de la cave, avec les trajectoires de balles, des indices, alignés les uns sous les autres : « Sharko a sûrement récupéré une balle au stand de tir… La munition dans le plafond est celle d’un flic… Comment Jacques est tombé malade ? Sharko a peut-être truqué le PV de constate, à cause d’un cafouillage avec les douilles… »
Franck tourna les pages, abasourdi. Nicolas avait consigné les faits de bout en bout, et il savait presque tout. Que Lucie était entrée avec une clé, cette nuit-là, qu’elle s’était battue avec Ramirez, qu’elle l’avait tué par accident. Il avait compris qu’ils avaient faussé la scène de crime et s’étaient arrangés pour récupérer l’enquête. Aux détails près, il avait dressé le tableau de la vérité.
Les pages tremblaient entre les mains de Franck. Il lut encore… Nicolas faisait mention de Simon Cordual, un collègue d’Anatole. Bien sûr… C’était par ce biais que Bellanger avait découvert le lien de parenté entre Lucie et Anatole, il était allé au commissariat d’Athis poser ses questions. Il avait emprunté une voie royale à laquelle Sharko n’avait même pas pensé une seule seconde.
Le flic se sentit empêtré dans une toile d’araignée que Bellanger avait tissée avec soin. Heure après heure, même dépourvu de ses fonctions de flic, il continuait à rassembler les éléments du dossier « Sharko & Henebelle ».
Franck tourna la dernière page. Nicolas y avait inscrit une liste de tâches. Celles d’aujourd’hui, vendredi 2 octobre : « Passer au stand de tir. Fouiller encore chez Ramirez… Aller chez la nounou… »
Celles de demain, samedi 3 octobre : « Recommencer avec la tante… La nounou… Les surveiller… Aller chez Mélanie Mayeur pour rechercher sonnerie téléphone. »
Sharko tiqua sur la dernière ligne. Chercher une sonnerie chez Mayeur ? Qu’est-ce que ça voulait dire ?
Il alla éteindre la lumière, se cala plus profondément dans le fauteuil et attendit, son flingue posé sur la table basse. Il fixa ses mains ouvertes devant lui : elles tremblaient beaucoup moins. Malgré lui, l’adrénaline se diluait, sa rage s’évaporait petit à petit. Et Bellanger, qui ne revenait pas. Qu’est-ce qu’il fichait ?
Il posa les yeux sur le carnet Moleskine. « Aller chez Mélanie Mayeur pour rechercher sonnerie téléphone. » Le flic se rappela les propos de la jeune femme, lors de son interrogatoire : elle avait expliqué ne plus se souvenir de la musique de la sonnerie, peut-être entendue dans un film. Franck se souvint alors de sa collection de DVD rangés dans un coin, lorsqu’ils avaient débarqué chez elle et constaté sa disparition. Et si Apocalyspe Now s’y trouvait ? Pas une réelle preuve, certes, mais encore un élément à charge que Bellanger pourrait ajouter à son dossier.
Une heure s’écoula. Franck n’en pouvait plus d’attendre, tourmenté par cette histoire de DVD. Il fallait damer le pion à Bellanger, au moins sur ce coup-là. Et puis, Vanves était sur la route du retour. Il remit le carnet à sa place, récupéra son arme et sortit. Il ne savait pas quand il reviendrait — ils intervenaient au domicile d’un membre de Pray Mev le lendemain à 6 heures —, mais il réglerait ses comptes dès qu’il en aurait l’occasion.
Une fois sur le périphérique, il envoya un SMS à Lucie pour la rassurer : « Il n’est pas chez lui, tout va bien. Je rentre bientôt. »
Vanves. La barre d’immeubles. Il s’élança dans le hall, l’escalier. Tout lui brûlait à l’intérieur : les muscles, les os. Sa tête partait en vrille, son corps commençait à lâcher. Il fallait que tout ça se termine, et vite : il ne tiendrait pas une semaine de plus.
Comme il s’y attendait, personne n’avait pensé à appeler le serrurier pour réparer la serrure défoncée. Après la découverte du cadavre de Mayeur dans les champignonnières, aucun d’entre eux n’avait eu l’idée de revenir ici, ne serait-ce pour coller des bandes « POLICE NATIONALE ». Les ressources n’étaient pas extensibles, et tout était allé beaucoup trop vite. Cette enquête avait laissé des trous béants dans les procédures.
Par précaution, il avait embarqué ses gants en cuir. Il entra sans bruit, referma, préféra utiliser sa lampe torche, histoire de ne pas attirer l’attention des voisins. Tout était resté en l’état, notamment les objets renversés. Les vampyres étaient venus enlever Mayeur chez elle, sans crainte d’être pris.
Il balaya l’espace avec sa lampe. Le meuble avec les DVD l’attendait au fond de la pièce, à proximité de la télé. Sharko se précipita et s’agenouilla devant les jaquettes alignées. Des films d’horreur et sanglants, par dizaines, sur le haut du meuble. Il s’aida de l’index pour être sûr de n’en manquer aucun. Zombies, vampires, loups-garous. Plus bas, la guerre. Voyage au bout de l’enfer, Platoon, Pearl Harbor. Pas d’Apocalypse Now. Il refit un second passage, afin de s’assurer qu’il n’avait rien raté.