Soudain, un ronflement d’hélicoptère jaillit dans la pièce. Sharko sursauta. La télé venait de s’allumer sur le gros plan d’un visage casqué. À l’écran, Franck reconnut le lieutenant-colonel Kilgore, joué par Robert Duvall. L’acteur appuya sur le bouton d’un lecteur de bande intégré au cockpit de l’hélicoptère qu’il pilotait. Dessous, la jungle. Vibrations sonores. Timbales, trombones, cors montaient en puissance par les haut-parleurs collés à l’extérieur de l’engin. Vagues instrumentales, Martin Sheen qui, à l’arrière, fixe ses collègues, incrédule.
Apocalypse Now… Le raid des hélicoptères, appuyé par La Chevauchée des Walkyries, résonnait désormais plein pot dans l’enfer vietnamien.
Franck aperçut l’ombre qui se dessina depuis le couloir, en retrait de l’écran. Nicolas.
— La guerre psychologique, Franck… Dans Apocalypse Now, les Viets entendaient La Chevauchée des Walkyries venue du ciel avant même de percevoir le bruit des hélicoptères. Ils savaient qu’ils allaient mourir sans voir la moindre arme de guerre.
Nicolas tenait une télécommande dans la main. Ses yeux brillaient dans le clair-obscur de l’appartement.
— Comme dans le film, on dirait bien qu’on est au bout de la rivière, tous les deux. Aux portes de l’enfer.
Il se dirigea vers une bouteille de rhum posée sur le dessus d’un baril décoratif, prit deux verres qu’il posa sur la table basse et s’installa dans le fauteuil.
— Tu viens boire un coup ? On ne devrait pas faire ça ici, chez une morte, mais au point où on en est… Personne ne nous en voudra vraiment.
Sur la télé, les hélicoptères attaquaient. Les missiles giclaient, les femmes couraient dans tous les sens, leurs enfants dans les bras. La cour d’une école vola en éclats. Barbarie et cruauté.
Tandis que Nicolas éteignait la télé, Franck se redressa et vint prendre son alcool. C’était le geste qui lui paraissait le plus naturel à ce moment-là, tant il était déstabilisé. Il s’assit sur le bord d’un fauteuil face à celui de Nicolas, le verre serré entre ses mains.
— Tu m’as pris sur le fait comme un gamin qui aurait fait une connerie, on dirait bien.
— Lucie m’a appelé il y a une heure, mais je n’ai pas répondu. Elle m’a laissé un message pour m’avertir que tu risquais de débarquer chez moi, et pas forcément avec les meilleures intentions du monde… Mais je le savais, Franck, que tu viendrais me voir, parce que tu ne pouvais plus me laisser continuer. Alors je t’ai attendu ici. Et maintenant, nous voilà, tous les deux, comme dans la scène finale de Heat. Tu as vu ce film, tu te rappelles, le face-à-face Pacino/De Niro ? Deux hommes qui se respectent au plus haut point, mais qui savent comment tout cela va se terminer.
Franck but une gorgée.
— On est sur le point de les avoir, tu sais ? Pray Mev… On sait pourquoi ils agissent…
— Éclaire-moi.
— Ils contaminent le circuit du sang par des dons dans des EFS. Une fichue protéine mal formée qu’ils portent déjà en eux se cache dans les produits sanguins qu’on redistribue à des patients. Une fois dans un nouvel hôte, la maladie se développe et vient détruire les neurones liés au circuit de la peur…
Nicolas pâlit et porta une main à sa nuque. Alors, c’était cette saloperie que le gourou lui avait injectée ? Une maladie qui allait le détruire de l’intérieur ?
— … Demain matin, on va taper chez l’un des membres. On espère une réaction en chaîne qui va nous mener au gourou. On va mettre ces gens hors d’état de nuire. Sans ça, ils continueront indirectement à tuer des centaines, des milliers de personnes. C’est difficile à estimer, mais les dégâts sont considérables.
Bellanger baissa le regard sur son verre, silencieux. Franck prit le sien et but une gorgée.
— Lucie croyait que Ramirez n’était pas chez lui, cette nuit-là… Il s’est jeté sur elle, elle n’a pas eu d’autre solution.
— Un accident, je sais. Pour la couvrir, t’as mutilé Ramirez, et je crois que cette ordure le méritait sincèrement. Mais t’as rendu Jacques malade, t’as falsifié des papiers officiels, tu nous as regardés nous creuser la cervelle alors que tu connaissais une partie de la vérité. Tous ces mensonges…
— Tu crois que j’avais le choix ?
— On a toujours le choix…
— Et c’est entre tes mains qu’il repose désormais.
Sharko s’extirpa de son fauteuil, lui qui s’était tellement battu, toute sa vie, à coups de nuits blanches, de sacrifices, de blessures morales, physiques, de désespoir et de fausses joies, lui qui, demain à 6 heures, serait bien là, devant la porte d’une ordure, parce que c’était son job et qu’il le ferait jusqu’au bout, quoi qu’il arrive. Sa large carrure, affaiblie, un peu voûtée, se dirigea vers la sortie.
— Une dernière chose avant que tu disparaisses, l’interpella Bellanger. Tu sais que j’ai une preuve ?
Sharko se retourna. Bellanger levait son téléphone portable.
— J’ai un bon contact qui pourrait me faire un bornage du téléphone de Lucie, si je le lui demandais. Tu l’as appelée, le soir de la mort de Ramirez. Mélanie Mayeur se souvient de l’heure exacte de la sonnerie des Walkyries, elle avait regardé sur le radio-réveil, tu te rappelles ? 22 h 57, c’est clairement dit sur l’enregistrement de la garde à vue. Et qu’est-ce qu’on trouve, à deux cents mètres de l’habitation de Ramirez ?
Sharko garda le silence, séché.
— … Une antenne-relais téléphonique. Il suffirait de vérifier qu’elle a déclenché le portable de Lucie exactement à 22 h 57, le soir du 20 septembre 2015. Ce coup de téléphone, c’est la preuve qu’elle était dans cette zone géographique très précise lorsque Ramirez a été tué. Tout le monde sait au 36 que la sonnerie de Lucie est La Chevauchée des Walkyries. Et qu’entend Mayeur, ce soir-là, à 22 h 57 ? La Chevauchée des Walkyries.
Franck fixa son ancien partenaire, qui venait de baisser la tête, se massant la nuque des deux mains. Il devinait les démons qui se battaient en lui, le jour, la nuit.
— J’ai mes réponses, maintenant, soupira Bellanger. C’était tout ce que je voulais, des réponses, rien de plus. Qu’est-ce que tu croyais ? Que le petit toxico allait baver chez Manien et foutre en l’air votre famille ? Et maintenant tire-toi, Franck. Laisse-moi seul.
81
Quand Franck rentra, il expliqua à Lucie son tête-à-tête avec Nicolas. Elle vint le serrer dans ses bras. Était-il possible que le cauchemar prenne fin ? Qu’ils puissent envisager un avenir plus serein ?
— Tu es bien certain qu’il ne dira rien ?
— Il l’a laissé entendre, en tout cas.
Ils s’installèrent sur le canapé, soulagés. Après quelques minutes, Lucie bascula de nouveau sur leur affaire.
— Je n’irai pas interpeller Lassoui avec vous demain. Je pars tôt pour la Belgique, du côté de Spa.
— Spa ? Qu’est-ce que tu vas aller faire là-bas ?
— Matthieu Chélide a fait des recherches, il a retrouvé des infos dans un vieil article de fac de médecine, au sujet des maladies à prions, et nous a mis sur la piste d’un certain Arnaud Van Boxsom.
Elle lui tendit une vieille photo en noir et blanc, imprimée depuis Internet. Sharko découvrit le visage clair, volontaire, d’un homme assis au milieu d’une tribu d’indigènes. Des hommes de petite taille, presque nus, tenant leurs lances avec fierté.