— Van Boxsom, un médecin qui est resté, dans les années 1950, plus de dix ans auprès des Sorowai, une tribu primitive et cannibale de Nouvelle-Guinée. Là-bas, il a étudié une maladie inconnue qui décimait les membres de la tribu. Il l’a appelée le koroba. Il s’agirait de l’une des toutes premières maladies à prions, spécifique à cette peuplade isolée. La maladie s’en prenait au système nerveux central et provoquait des tremblements irrépressibles, des pertes d’équilibre, une dégénérescence, puis la mort.
— Ça semble plus proche de la vache folle que de notre maladie.
— Oui, mais les lieux, l’époque, les prions, les peintures de Duruel, tout colle. Et d’après ce qu’a raconté Chélide, Arnaud Van Boxsom est revenu aux trois quarts fou de la jungle, ses recherches ont juste fait l’objet d’articles mais, visiblement, son travail n’a jamais été reconnu par le monde médical, faute de preuves. Aujourd’hui, il vit au beau milieu de la forêt d’Ardenne, en Belgique, coupé du monde. Ça vaut le coup d’aller le voir.
— Tu y vas seule ?
— Walkowiak sera de la partie pour le côté technique.
Sharko acquiesça, puis annonça qu’il allait se coucher. Après un détour dans la chambre des enfants, il s’effondra sur son lit, vidé de ses forces. Lorsqu’il ferma les yeux, les pales d’hélicoptères, les hurlements des Viets qui se faisaient bombarder sifflaient dans sa tête. Aux portes des rêves, il vit le visage du colonel Kurtz, maquillé de vert et de marron, armé de ses yeux froids de serpent et prêt à décimer toute forme de vie.
Franck ignorait comment le film allait se terminer, mais une chose était sûre : la fin approchait.
82
Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, 5 h 30. Quartiers Robespierre-Cochennec-Péri, comme enfoncés dans une gorge noire. Des barres grises s’allongeaient jusqu’au bout de la nuit, encastrées les unes dans les autres tels les murs d’un labyrinthe géant. On les présentait comme des « quartiers animés » de la ville, ils n’étaient que des incubateurs de misère et de violence. La France aussi avait sa frontière mexicaine : Paris et ses beaux quartiers d’un côté, la couronne et ses dents gâtées de l’autre.
À l’arrière du véhicule conduit par Pascal, Sharko collait sa tête à la vitre. Juste une paire d’heures de sommeil accrochées aux paupières. L’odeur de ses fils serrés contre lui… Le souvenir de son face-à-face avec Nicolas…
Retour au présent. Une pluie fine et grise donnait l’impression d’un rêve éveillé, avec les habitations qui ondulaient dans la bruine, ce ciel noir et orange pollué par la lumière diaphane de la capitale, les rails du RER qui luisaient comme une lame de couteau dans le brouillard. Enfin, ils abordèrent le quartier endormi, le seul moment de paix pour les habitants, entre 3 et 7 heures du matin, avant que la misère réapparaisse. Sharko imaginait ces jeunes qui, la journée, brûlaient la gomme de leurs scooters sur les parkings, ces sentinelles — les chouffes — qui disparaissaient dans les halls des immeubles à la vue de la moindre voiture étrangère, et l’espoir qui battait des ailes pour aller se fracasser dans les cellules des commissariats de banlieue où l’on ne savait plus quoi faire de la délinquance.
Alors qu’ils approchaient, le flic se rappelait aussi les explications de Peter Fourmentel, le journaliste au visage brûlé, au sujet des vampyres. Des jeunes en rupture avec la société, facilement influençables, côtoyant le démon et prêts à s’allier à une idéologie destructrice, pour peu qu’elle soit contre ceux qui font les règles. Un terreau parfait pour les sectes en tout genre. Des destructeurs de l’humanité, capable de faire rejaillir en l’homme ses pulsions les plus primitives et sanguinaires. Ces jeunes n’étaient que de la chair à canon, prêts à s’infliger des maladies, à se tuer eux-mêmes à petit feu avant que leur corps explose, et ils ne s’en rendaient même pas compte.
5 h 50. Les deux véhicules banalisés de la BRI et celui de l’équipe Manien se garèrent à une centaine de mètres de leur cible, dans une rue adjacente. Mise en colonne, pas de course en silence, ombres enfoncées le long des façades. Il fallait taper vite, avec précision, sans bavure, avant que les esprits s’éveillent, déjà chauffés à blanc.
La tour Péri était en vue. Ils pénétrèrent dans la bouche fétide du hall, la cage d’escalier tout en tags et odeurs de cannabis incrustées jusqu’au cœur de la pierre. Concert muet de semelles sur les marches, feulement des tenues, crissement des casques lourds sur les crânes. Une scène que Sharko avait déjà vécue tant et tant de fois, au cours de sa carrière. L’impression d’un film sans fin.
Sixième étage, porte au fond à gauche, un vrai trou à rats. Les hommes se positionnèrent. Le bélier portatif arracha en deux coups la porte du bâti. Les molosses se déversèrent dans le studio comme une nuée de guêpes jaillies d’une ruche.
Personne. Sharko, Manien et Robillard investirent les lieux. Les draps chiffonnés traînaient dans un coin du salon qui faisait office de chambre. Un tas de cendres gisait au milieu du carrelage : des papiers brûlés. Il était évident que Lassoui avait déserté.
Devant l’échec, les flics accusèrent le coup. Des portes voisines s’ouvraient déjà dans les couloirs. Pascal alla poser des questions aux habitants du palier, tandis que Sharko restait à l’intérieur. Lassoui avait-il été prévenu de leur arrivée ?
La fouille dura à peine dix minutes, plus rien à récolter ici. Il s’accroupit près du tas de papiers brûlés. S’amoncelaient un bout de carnet carbonisé, des cartes prépayées de téléphone. Une feuille avait à moitié brûlé, mais il restait un morceau d’inscription notée à la va-vite au stylo :
…toirs
Nozay
Nozay… Une ville de la banlieue sud, pas loin de Longjumeau. Sharko embarqua le papier et sortit. Les tout premiers interrogatoires du voisinage ne donnèrent rien. Les gens ne savaient pas, personne ne savait jamais rien dans ces tours, de toute façon. Peur des représailles. Les esprits s’échauffaient déjà, les voix portaient dans les couloirs, provoquant d’autres ouvertures de portes, des cris d’enfants, des groupes qui commençaient à se former. Pour le moment, mieux valait ne pas traîner.
Les flics quittèrent les lieux comme ils étaient arrivés : en coup de vent, et les mains vides.
83
Les abattoirs de Nozay étaient une structure abandonnée depuis les années 1950, à la périphérie de la ville. Assis à son bureau, Sharko avait vite compris, après une recherche sur Internet, à quoi correspondaient les inscriptions en partie brûlées sur le papier.
Il en fit part à Manien, déjà assommé par les appels, les comptes rendus à établir, les réunions à programmer. Le chef était à bout, lui aussi. L’affaire se propageait dans les institutions et les ministères. Au plus haut rang de l’État, les responsables de la Santé paniquaient devant l’ampleur du scandale à venir.
Manien ne pouvait pas solliciter de nouveau la BRI mais obtint néanmoins l’appui de deux membres de l’équipe Joubert. En descendant avec Robillard et ses deux collègues, Franck croisa Nicolas qui montait. Il se retourna dans le dos de Bellanger qui, lui, poursuivit vers le troisième étage sans réagir.
Deux véhicules se mirent en route. Robillard au volant de l’un avec Sharko à côté, muet, tourmenté. Nicolas était peut-être venu rendre son arme ou répondre à une convocation ?