Périphérique, direction l’Essonne, bouchons, coups de deux-tons pour se forcer le passage. Les deux collègues de l’équipe Joubert suivaient. Sharko prit des nouvelles de Lucie par SMS : Walkowiak et elle arrivaient du côté de la ville de Spa, en Belgique, ils atteignaient leur destination. Il ne lui parla pas de la présence de Bellanger au 36.
La pluie se fracassait sur le pare-brise avec une force capable de le réduire en miettes. Pas un mot dans l’habitacle, mâchoires crispées sur visages fermés. Il y régnait une tension électrique, la sinistre impression d’un malheur proche. Les flics étaient trop à cran pour avoir envie de discuter, de toute façon.
Ils atteignirent le sud de Paris, après trois quarts d’heure de galère, s’engagèrent sur la nationale 20 — encore elle. Les braves travailleurs, cul à cul, se dirigeaient vers la capitale. Ils dépassèrent en silence la route qui menait chez Ramirez, là où le cauchemar avait commencé. À travers les murailles d’eau, Sharko ne put s’empêcher de fixer l’antenne-relais qui pourrait le trahir.
Ils doublèrent La Ville-du-Bois et prirent la D35. Trois bornes à travers champs. Puis Nozay, qu’ils traversèrent comme des flèches. Ils sortirent de la ville par l’est, jusqu’aux dernières maisons, et tournèrent plus loin sur une route craquelée, barrée au bout de cent mètres par deux énormes plots de béton. Autour, des friches, des herbes hautes, des monts de terre envahis de végétation interdisaient tout passage motorisé. En arrière-plan, une série de sinistres bâtiments succombaient aux mâchoires du temps : un château d’eau, des entrepôts, des garages, des enclos et les fameux abattoirs. Sharko revit, l’espace d’un flash, les porcs accrochés les uns derrière les autres, enserrés dans leur structure en caoutchouc qui les empêchait de gigoter.
Les flics se rassemblèrent, emmitouflés dans leurs parkas, blousons, K-way. Le vent fouettait les visages, les gouttes s’écrasaient en cratères déments sur le sol. L’impression qu’une seconde nuit tombait, comme si la horde des vampyres empêchait le soleil de se lever. Franck brandit son arme, s’empara de sa torche qu’il garda pour le moment éteinte et prit la tête du groupe.
— On y va. À la moindre alerte, on se rabat.
Ils avancèrent en file indienne, courbés par la force des éléments. Aucune trace de vie, pas de véhicules, l’immobilité des choses mortes. En face se découpait le château d’eau, gros T à l’assaut du ciel, jumeau de celui de Looze. Une vieille baraque taguée jusqu’à l’os, un alignement de citernes rouillées posées sur d’énormes structures en béton, en frontal du long bâtiment où l’on avait égorgé tant de bêtes par le passé. Sharko vit, dans ces lieux, l’infernal résumé de leur enquête au goût de sang, une sorte d’épilogue macabre.
Les flics redoublèrent d’attention lorsqu’ils entrèrent dans l’abattoir, squelette d’acier, de brique rouge, à l’haleine chargée d’humidité, d’odeurs d’écorces, de relents de tripes. La pluie suintait du plafond, les lampes torches balayaient les angles crasseux, les murs d’ombres, le sol éclaté comme si on avait éparpillé des pièces de puzzle. Un roulement de canette pétrifia Sharko, qui se retourna, les deux mains sur son pistolet.
— Ce n’est que moi, murmura un collègue trempé. Désolé.
C’était l’Oreille qui avait gaffé — il devait son surnom à un suspect qui lui avait arraché la moitié du lobe gauche avec les dents. Ils se divisèrent en deux groupes, l’un vers la droite, l’autre vers la gauche. Tout était figé, bouffé par les années. Ils évoluaient là, dans l’antre du sang, il y avait forcément quelque chose à trouver. La symbolique était trop forte. Sharko creusa les niches obscures avec sa torche, s’enfonça toujours plus loin, secondé par Pascal et Jacques, qui frottait son front ruisselant. Les deux hommes retenaient leur souffle.
Lorsque Sharko se retourna pour voir où en étaient les collègues de l’autre équipe, il ne discerna que des Hommes figés, comme englués, leurs torches braquées vers le sol. Leurs pieds luisaient de rouge. Ils levaient leurs semelles d’où semblait couler un liquide visqueux.
Du sang, bien sûr.
84
La forêt d’Ardenne, à perte de vue, avalait les routes, engloutissait les villages dans un paysage tourmenté. Lucie avait toujours imaginé la Belgique tapissée de champs au relief plat et d’usines hors d’âge, elle affrontait un univers presque primitif, aux sources thermales jaillissantes, où l’arbre et la roche régnaient en maîtres dans un baiser minéral.
Avec Geoffroy Walkowiak, ils roulaient depuis plus de cinq heures et approchaient de leur destination. Matthieu Chélide s’était démené pour obtenir l’adresse de source sûre. Ou plutôt, en guise d’adresse, un point sur une carte. Depuis plus de vingt ans, le médecin Arnaud Van Boxsom vivait reclus dans les profondeurs de son pays de naissance, en un havre reculé de la forêt.
Elle dut garer son véhicule sur la dernière trace de route affichée par le GPS : un cul-de-sac en gravier. Il fallait continuer à pied, à travers la végétation, sur plus d’un kilomètre. Elle ouvrit le coffre et en sortit une peinture de Mev Duruel : elle avait trouvé judicieux de l’emporter. Walkowiak fit part de son inquiétude.
— Il n’y a rien ici. Vous êtes sûre de votre coup ?
— Nous serons fixés d’ici quelques minutes.
Sans un mot, ils s’enfoncèrent parmi les fougères, jusqu’à ce que la forêt les engloutisse. Tableau sous le bras, GPS dans l’autre main, Lucie eut l’impression de marcher des heures. Elle commençait à douter, quand elle entendit des claquements réguliers, droit devant, venus perturber la longue apnée de la forêt. L’éclat d’une hache se découpa alors entre les troncs. Au bord d’un trou de verdure, un jeune homme d’une vingtaine d’années fendait des bûches. Il stoppa tout mouvement lorsqu’il les vit éclore d’entre les feuillages. À le voir avec sa hache, Lucie imagina le remake d’un mauvais film gore.
— Nous sommes venus voir Arnaud Van Boxsom.
L’homme se frotta le front et se positionna entre eux et la cabane en retrait.
— Il ne veut pas recevoir de visite.
— Je suis de la police française, M. Walkowiak est directeur d’un Établissement du sang. On a fait plus de quatre cents kilomètres pour venir le voir. Qui êtes-vous, au fait ?
— L’homme à tout faire, dirons-nous.
Lucie lui tendit la toile.
— Dans ce cas, donnez-lui juste ça. Dites-lui que c’est important. Nous attendons ici.
L’individu disparut dans la cabane fondue dans le décor. Le lierre dévorait l’habitation et semblait vouloir l’engloutir vers le centre de la Terre. Seule verrue au tableau : une motocross. Le jeune bûcheron réapparut une minute plus tard. D’un signe, il leur indiqua d’entrer, avant de retourner vers son tas de bois.
L’ancien médecin était comprimé dans un fauteuil — ou plutôt, c’était le fauteuil qui semblait s’être moulé autour de lui. Lucie pensa à un parchemin d’archives. Il était vêtu simplement — tee-shirt gris, pantalon en toile beige, les pieds nus chaussés de sandales en cuir. Rapide tour d’horizon. La cabane était équipée du strict minimum : une cuisine en dé à coudre, une chambre au bout d’un petit couloir, un coin toilette et, surtout, des livres, tellement nombreux qu’ils semblaient constituer les murs mêmes de l’habitation.
La toile reposait sur les genoux du vieillard.
— Qui êtes-vous ? Où avez-vous eu ce tableau ?
Walkowiak prit les devants et entra dans le vif du sujet : il était probable qu’une maladie à prions nouvelle s’en prenait en ce moment même au cerveau d’individus contaminés par le sang et s’attaquait au centre de la peur. Et ils étaient ici parce que ce tableau faisait partie de l’énigme et avait été peint par une femme ayant probablement vécu durant son enfance au fond d’une jungle de Papouasie-Nouvelle-Guinée dans les années 1950. Là où lui-même avait travaillé sur le koroba.