— Cette peintre… Quel âge a-t-elle aujourd’hui ?
— Une soixantaine d’années.
— Bon Dieu, soupira le vieil homme. Celle que j’ai vue étant gamine est toujours vivante…
Quand elle vit la façon dont il parlait et caressait le tableau, Lucie sut que toutes leurs réponses étaient enfin là, endormies dans les replis de ce vieux cerveau. L’homme s’humecta les lèvres d’un bref mouvement de langue, puis considéra encore la peinture.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Mev Duruel.
— Duruel… C’est le nom d’un entomologiste français qui faisait des recherches sur les araignées et était parmi les colons à cette époque. Cette fille n’était pas la sienne, mais après tout ce qui s’est passé, je suppose qu’il l’a prise sous son aile et ramenée en France.
Il leur demanda d’aller chercher les deux chaises et un tabouret dans la cuisine. Ils s’installèrent face à lui.
— Tout le monde s’est toujours fichu du koroba. Un vrai fiasco. Cette maladie que j’avais découverte au plus profond de la jungle n’a fait l’objet que de quelques articles dans des revues, et c’était il y a plus de cinquante ans. Comment vous en avez entendu parler ?
— On travaille avec un excellent anatomopathologiste à la mémoire d’éléphant, répliqua Lucie. Ces articles dont vous parlez, il les avait lus il y a des années.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir précisément ?
— Tout. Saisir le sens de ce tableau. Savoir d’où vient Mev Duruel et si des individus, dans la jungle, ne ressentaient plus la peur quand vous étiez là-bas. Comprendre comment cette maladie a pu traverser la forêt, toucher des personnes au Mexique et se retrouver en France.
Van Boxsom encaissa, il paraissait effrayé par les propos de Lucie.
— Toucher des personnes au Mexique ? Se retrouver en France ? Seigneur Dieu… Parlez-m’en d’abord. Expliquez-moi tout ce que vous savez.
Il exprima une vraie curiosité, posa des questions. La carcasse était fatiguée, mais les neurones flambaient sous le crâne plissé. Après quelques échanges, le vieux médecin gonfla ses poumons et lâcha son trop-plein de souvenirs.
— Je suis né ici, mais j’ai grandi en Australie, mes parents étaient géologues et travaillaient dans les minerais de fer. Je venais de terminer mes études de médecine à Adélaïde quand j’ai entendu parler d’une « étrange maladie », au milieu des années 1950. Des paroles circulaient comme une légende, rapportées des voyages des aventuriers, des géographes, des anthropologues qui s’aventuraient pour la première fois dans les zones les plus reculées de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. C’était l’époque des grandes explorations, des découvertes. Plusieurs sources certifiaient qu’une maladie obscure frappait une petite tribu primitive des hauts plateaux de l’est. Que des indigènes tremblaient comme des feuilles, perdaient l’équilibre, déliraient. Ces mêmes aventuriers qui étaient revenus des profondeurs de la jungle racontaient aussi que, par-delà le fleuve de cette région sauvage, régnaient la violence et le mal à l’état pur.
Dehors, les coups de hache reprirent avec une régularité de métronome. Lucie distinguait les frondaisons des arbres s’agiter par les fenêtres. Elle pouvait facilement s’imaginer au cœur de jungles hostiles de Nouvelle-Guinée, avec leurs montagnes mordues par la végétation, leurs sommets plongés dans les nuages, peuplés de tribus étranges.
— J’avais terminé mes études. Je vous épargne les détails, j’ai fini par m’installer dans une enclave coloniale de Nouvelle-Guinée — l’île était australienne —, à deux jours de marche de la région où sévissait la maladie. Ces zones lointaines où l’homme civilisé mettait à peine les pieds étaient le territoire du cannibalisme et de la sorcellerie. Les colons me prenaient pour un fou : qu’est-ce que j’allais faire dans cette brousse dangereuse, auprès de primitifs qui mangeaient leurs morts ? D’autant plus que les rumeurs rapportaient que, deux ans auparavant, des hommes blancs — certains parlaient même d’un médecin, un Français — avaient disparu dans ces contrées hostiles. Mais je n’avais pas 25 ans, j’avais en moi cette soif d’aventure, et il faut avouer que j’étais un peu fêlé… Alors, j’ai d’abord fait plusieurs expéditions courtes chez les Sorowai. J’ai vu le mal frapper…
Il se leva avec difficulté, fouilla dans un tiroir et revint avec des clichés en noir et blanc, qu’il tendit à Lucie. Elle découvrit des enfants à l’état de squelette, les yeux révulsés. Des femmes qui regardaient leurs longues mains aux doigts rétractés, comme s’il s’agissait de membres ennemis. Des visages, des postures, des morceaux de jungle. Une ridicule lucarne ouverte sur un autre monde d’une autre époque. Elle les passa à Walkowiak.
— … Au bout d’un an, j’ai décidé de vivre dans le village, coupé du reste du monde. Je voulais étudier le koroba, le photographier, des tout premiers symptômes aux derniers. La maladie effrayait, les guerriers l’avaient liée à la magie d’un puissant sorcier d’un village ennemi, les Banaru, de l’autre côté du fleuve. On rapportait que les guerriers banaru ne connaissaient pas la peur, qu’ils attaquaient le crocodile et le léopard à mains nues, qu’ils écorchaient leurs ennemis et faisaient pendre leurs têtes aux branches des arbres, après les avoir dévorés. Ils avaient anéanti tous les villages à leur proximité. Aucun Sorowai ne franchissait le fleuve. Tous ceux qui l’avaient fait n’étaient jamais revenus…
Lucie et Walkowiak échangèrent un bref regard. Tout y était : la jungle de Mev, les têtes aux arbres, l’absence de peur.
— … Il était pour moi évident que le koroba n’avait rien à voir avec la sorcellerie. Pourquoi ne semblait-il toucher que les femmes et les enfants ? Qu’est-ce qui le déclenchait ? Était-il transmissible ? Et puis, parfois, dans cette logique destructrice de la maladie, il y avait une variante : de temps en temps, un Sorowai, quel qu’il fût, adulte, enfant, se mettait à avoir un comportement de Banaru. Toute forme de peur semblait disparaître chez lui. C’était à n’y rien comprendre. Était-ce lié à une mutation de la maladie, à la façon dont on la contractait ? Je me suis mis à tenir un registre des morts, des naissances, des différentes phases du koroba. Taux de mortalité, prévalence, incidence, sexe, âge… Les mois s’enchaînaient, tandis que le sorcier adverse faisait régner la terreur. La sorcellerie rendait tout le monde fou, créait des paranoïas, la maladie fauchait les vies. Même dans l’enclave coloniale, on a pris peur le jour où une jeune infirmière indienne a disparu. On rapportait la présence de guerriers banaru dans les environs, cette nuit-là, et de leur sorcier blanc. Au village, je sentais de plus en plus sa présence autour de moi. Dans les arbres, la nuit. J’ai pensé à ces hommes blancs qui avaient disparu deux ans auparavant. Le fameux médecin volatilisé était-il le sorcier blanc ?
Il fixa ses longues mains osseuses ouvertes devant lui. Des morceaux de charbon, barrés de cicatrices.
— Je continuais mes recherches. Je retournais une fois par trimestre récupérer de la documentation, qu’on rassemblait pour moi dans la colonie. Marcher dans la jungle devenait de plus en plus dangereux. Les Banaru s’étaient mis à traverser le fleuve en aval, il y avait des têtes accrochées partout. Pourtant, ces guerriers sanguinaires nous épargnaient. Pourquoi ne nous attaquaient-ils pas ? Était-ce dû à ma présence ? Le sorcier blanc leur interdisait-il de le faire ? S’il était lui-même médecin, s’intéressait-il à mes recherches ? Toujours est-il que je revenais au village avec toutes les productions du milieu médical, que j’épluchais durant de longues semaines. C’était à n’y rien comprendre : aucune maladie humaine référencée ne ressemblait au koroba ni à sa variante. J’avais épuisé toutes les ressources de la recherche… Alors, par dépit, j’ai commencé à m’intéresser aux sources vétérinaires, et là, ça a été le choc : une maladie animale, documentée depuis plus de cent ans, était en tout point identique au koroba. Il s’agissait de la tremblante du mouton, qui décimait des élevages d’Europe et frappait les cerveaux des animaux… Une encéphalite spongiforme transmissible. Mais jamais, dans l’histoire de la médecine, une encéphalite n’avait été observée chez l’homme avec un caractère contagieux. Avais-je devant moi les uniques cas d’une encéphalite spongiforme humaine ET transmissible ?