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Son récit s’emballait. Soixante ans plus tard, il était de retour là-bas, dans l’enfer vert.

— J’ai donc étudié avec précision la tremblante du mouton. La transmission de la tremblante s’effectuait essentiellement de la brebis à son petit par la voie placentaire ou via le lait. Et si le koroba se transmettait de la même façon par la nourriture ? J’ai scruté mes statistiques : il y avait surtout des enfants et des femmes touchés par le koroba. Pourquoi si peu d’hommes ? Les membres mangeaient pourtant tous la même chose, à un détail près…

— Les morts, intervint Walkowiak.

— Exactement. Seuls femmes et enfants mangeaient leurs morts, jamais les guerriers mâles. C’était donc le cannibalisme qui était à l’origine de la maladie et qui la propageait. Il m’a fallu cinq ans pour comprendre : en mangeant les cerveaux dégénérés des malades, on devenait soi-même malade.

Cinq ans, cela paraissait une éternité à Lucie, mais elle imaginait les conditions de l’époque — les années 1950 dans un monde inconnu, à l’autre bout de la planète —, et toutes les difficultés, culturelles, géographiques et techniques, qu’avait dû surmonter le médecin.

— … Dès lors, il me fallait un cerveau de Sorowai, pour analyse et tests. J’ai attendu la mort d’une gamine de la tribu, atteinte par la maladie. Elle s’appelait Kigea. Ses parents m’ont laissé agir : ma première autopsie en terre cannibale. Ces gens-là mangeaient leurs défunts, l’acte ne les effrayait pas. J’ai ouvert, et j’ai alors vu l’état du cerveau, spongieux. Je suis parti pour Adélaïde avec des échantillons de sang et de cerveau infecté dans des conteneurs spéciaux. L’un de mes amis de faculté travaillait dans la recherche, je lui ai expliqué les enjeux. On a passé des jours à essayer de convaincre des responsables et des chercheurs de nous suivre : nous avions besoin de deux singes pour nos expériences, les êtres les plus proches génétiquement de l’homme. On s’est heurtés à des murs. Alors, on a fini par voler deux chimpanzés dans une réserve, que l’on a ramenés chez mon ami. Puis on a injecté ce sang malade de Sorowai dans l’un, et des cellules de cerveau infecté dans un autre… Il ne restait plus qu’à patienter. Ces singes allaient-ils développer les symptômes du koroba et mourir ? J’avais tout noté dans mes carnets, tout photographié, référencé. Pendant ce temps, j’étais enfermé chez mon ami, j’en ai profité pour rédiger des articles sur le koroba. J’ai éveillé la curiosité de quelques journalistes, « Le médecin blanc qui vit avec des sauvages », « Une maladie mystérieuse venue du fond de la jungle », ce genre de papiers finalement pas très sérieux. Et j’attendais, j’attendais. Si les singes tombaient malades, j’aurais la preuve que le koroba était la première encéphalite humaine transmissible. Vous ne vous rendez peut-être pas compte de la portée de cette découverte, mais c’était de nature à vous conduire à un prix Nobel de médecine.

Son regard se perdit dans le vague, empli de regrets. Puis, d’un geste, il balaya tout cela.

— Les premiers symptômes sont apparus au bout de trois mois. L’un des deux singes s’est mis à trembler, à perdre l’équilibre, tandis que le comportement de l’autre changeait, lui aussi, mais son état ne se dégradait pas. Au contraire. Il était le plus petit mais n’hésitait pas à s’en prendre à son congénère, à l’attaquer. Il nous défiait sans cesse, crachait…

— Sa peur avait disparu, devina Walkowiak. Ainsi, il y avait deux comportements de la maladie différents, selon la voie de contamination ?

— Oui. Une contamination par les cellules nerveuses du cerveau engendrait les tremblements, les déséquilibres, puis la mort. Une contamination par le sang développait cette indifférence au danger, mais ne dégradait pas l’organisme.

— Et c’était donc ainsi qu’avait évolué la tribu des Banaru…

— Tout à fait. Les Sorowai et les Banaru étaient deux tribus cannibales mais aux rites différents : contrairement aux Sorowai, les Banaru ne touchaient pas au cerveau de leurs morts. À l’origine, on peut imaginer que le koroba est apparu spontanément chez un Sorowai, ou que c’est un animal qui l’a apporté là-bas.

— Constituant ainsi le cas zéro.

— Oui. Puis la maladie a commencé à se propager de Sorowai en Sorowai suite à l’ingestion des cerveaux. On peut ensuite estimer qu’un premier Banaru a été contaminé par une blessure en s’attaquant à un ennemi sorowai. Et qu’il s’est mis à contaminer ses congénères avec des rites liés au sang propres à cette tribu. Et c’était parti, une variante du koroba galopait dans les veines des Banaru…

Lucie ne voulait pas l’interrompre avec des questions techniques, mais elle se dit, pour se résumer les choses, que dévorer une cervelle devait apporter un maximum de prions défectueux, donc faire des dégâts plus gros répartis dans tout le cerveau, entraînant une dégénérescence rapide — un effet domino accéléré… Le sang malade, lui, en portait peut-être une quantité infiniment plus petite : la maladie se confinait dans le centre de la peur.

Le médecin expliqua que les deux singes étaient morts, que celui dépourvu de peur n’avait plus supporté l’enfermement. Il avait fallu tout reprendre dans les règles : déchiffrer le koroba étape par étape, avec des protocoles scientifiques, cette fois. Avec ses vidéos de l’évolution des singes et ses nombreuses notes, Van Boxsom avait convaincu une équipe de chercheurs et médecins de l’accompagner dans la jungle. Il était retourné là où il avait déjà passé six longues années de sa vie. Mais en arrivant aux abords du village, il avait découvert l’enfer.

— En mon absence, le mal avait frappé.

85

Le sang… Ce liquide intérieur qui baignait les tissus, gorgeait les muscles, à la fois nourricier et éboueur, porteur de vie et de mort, de remèdes et de maladie, collait sur le sol de l’abattoir.

Quand ils furent regroupés, les flics remontèrent la rivière pourpre qui disparaissait jusqu’au fond des bâtiments. Pas d’autre choix que de marcher dans le liquide poisseux, dont l’odeur de métal en fusion se mêlait à celle de la poussière. On entendait les semelles couiner parmi les fracas de pluie, tandis que les torches croquaient les coins d’ombre du lieu dévoré par l’abandon. Sharko eut une pensée absurde : les vampyres leur déroulaient un tapis rouge.

L’Oreille braqua soudain sa lampe et son arme vers l’intérieur d’un enclos, là même où, jadis, on emprisonnait les bêtes affolées avant de les saigner. Sous les photons, le corps nu se dessina en une sculpture d’ombre et de lumière. Le crâne rasé, l’homme était de dos et agenouillé dans l’espace confiné, les bras pendants, le cou piégé entre deux barres de fer espacées d’une dizaine de centimètres. Il baignait dans son propre sang. Dans son dos, les scarifications Blood, Death, Evil. Et sur sa plante de pied gauche, le sigle Pray Mev.