La voix de Jacques :
— Niveau fichiers, je n’ai rien sur Merlin, hormis deux adresses récupérées au centre des impôts : un appartement dans le 16e et une maison à Dieppe.
Sharko retourna à l’intérieur du bâtiment.
— Envoie-moi les adresses par SMS, on va aller jeter un œil. Préviens Manien, qu’on soit carré avec le juge si on entre chez lui. Qu’il diffuse son identité pour éviter sa fuite. Il a peut-être de faux papiers, mais avec sa tronche, il ne devrait pas passer inaperçu. On se tient au jus en route. Et dis-lui aussi d’envoyer des hommes ici, à Nozay, auprès de l’Oreille et de son collègue. C’est une vraie boucherie.
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Van Boxsom inspira fort, comme pour emmagasiner la suite de son récit au fond de ses poumons et tout lâcher d’un coup. Lucie et Walkowiak étaient suspendus à ses lèvres.
— À un jour de marche du village que j’avais donc quitté quatre mois plus tôt, notre équipe scientifique s’était divisée en deux, parce que l’un des chercheurs était malade comme un chien et avait dû être raccompagné vers la colonie — c’est ce groupe-là qui, plus tard, réussira à donner l’alerte… Quand nous sommes arrivés au village, la tribu sorowai avait été anéantie, les cases brûlées. Partout, des têtes étaient suspendues à des cordes. Des femmes, des enfants que j’avais connus, c’était horrible. Je vois encore les cadavres, enchevêtrés dans la poussière ocre. De nombreux Banaru ennemis étaient morts pendant le combat, eux aussi, les Sorowai s’étaient défendus bec et ongles, jusqu’au dernier. Un vrai carnage.
Il baissa les yeux et soupira. Lucie était revenue s’asseoir.
— Et au milieu de ce chaos, il y avait deux enfants. Cette petite gamine brune d’à peine 5 ans, qui errait là comme un animal sauvage… Celle sans nom, que vous appelez Mev Duruel. Et un garçon du même âge. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.
— Des jumeaux, lâcha Lucie d’une voix blanche.
— Oui, des jumeaux nés de l’union du sorcier blanc et de l’infirmière indienne. Des enfants de la jungle, élevés de l’autre côté du fleuve parmi les Banaru. Un garçon et une fille.
Lucie vit soudain clair : le gourou était le frère jumeau de Mev Duruel et possédait par conséquent le même groupe sanguin qu’elle, le fameux Bombay.
— Ça a été l’enfer. Les visages gris des Banaru ont jailli autour de nous, on était cernés. Les membres de mon équipe ont été décimés à coups de hache de pierre, jusqu’à ce que leurs visages disparaissent dans un magma de sang. On m’a épargné mais enfermé des jours dans une cage de bambou et donné de quoi à peine survivre. Combien de temps ? Je n’ai jamais su. J’ai attrapé des maladies, commencé à délirer. J’ai vu la tête de l’infirmière rouler à mes pieds. Le sorcier blanc avait tué la mère de ses propres enfants. Le mal l’habitait.
Il porta les mains à son crâne.
— À partir de là, je… n’ai gardé que des bribes de souvenirs. Les corps qu’on brûle… Les tortures, les cris, puis les coups de feu des colons venus nous secourir… Ils ont éliminé les Banaru jusqu’au dernier, pris eux aussi d’une folie sanguinaire… J’ignore pourquoi le sorcier blanc m’a laissé en vie. On était tous les deux venus dans cette région pour comprendre une maladie, et je pense qu’il l’a comprise bien plus vite que moi. Seulement, quelque chose de maléfique s’était emparé de lui au fond de cette jungle. Au lieu de chercher à diffuser ses recherches et guérir les tribus, il s’était construit une armée d’assassins dénués de peur. Il a régné dans le sang et la folie…
Le jeune bûcheron vint vérifier que tout allait bien. Van Boxsom lui adressa un sourire et le pria de sortir d’un geste. Il retrouva son air grave et poursuivit :
— … Les colons l’ont traqué pendant des jours, ils ont fini par retrouver la gamine au bord du fleuve, à des kilomètres de là, prostrée dans la boue. Le frère jumeau, quant à lui, avait disparu : était-il avec le père ? Les deux étaient-ils morts ? C’était ce que je pensais… Jusqu’à aujourd’hui.
Les pièces du puzzle s’assemblaient. Une gamine perdue, sauvage, née d’un viol dans une forêt primaire, récupérée par des étrangers. Roland Duruel, présent dans la colonie, s’était attaché à la gamine et l’avait embarquée dans son pays. Quant au jumeau… il n’était pas mort. Son père l’avait sans doute emmené, sorti de Nouvelle-Guinée, élevé Dieu seul savait comment. Et ce gamin était devenu ce monstrueux gourou qu’ils traquaient. Un digne héritier de la folie paternelle.
— … Quant à mes recherches… tout était perdu, anéanti. Juste ces photos, les quelques articles écrits avant de comprendre la maladie et des fragments de mémoire. Que du papier, mais pas de preuves, d’échantillons fiables. Quand je suis revenu dans le village sorowai après avoir été soigné dans l’enclave coloniale, les corps avaient pourri, il n’y avait plus rien à faire, plus d’échantillons à récupérer, ni des Sorowai ni des Banaru. Le koroba et sa variante s’étaient définitivement éteints.
Il les fixa, tous les deux.
— Vous dites que la variante du koroba est ici, qu’elle se répand dans le sang d’innocents. C’est que le sorcier blanc a réussi à la sortir de la jungle, à la ramener en terre civilisée. Il n’aurait pas pu conserver la maladie en la transportant sous forme d’échantillons. Je ne vois qu’une solution…
— Il se l’était injectée, répliqua Lucie.
Van Boxsom acquiesça.
— Il a porté le mal en lui pour le sauver…
Ses pupilles se dilatèrent. Il se parlait désormais à lui-même, comme si ses interlocuteurs n’étaient plus là.
— Il a dû poursuivre ses recherches dans le monde civilisé, en Amérique, en Australie ou en France, sous les yeux de son fils qui a finalement pris le relais. Oui, c’est ça, ils ont découvert les symptômes exacts, compris toutes les caractéristiques de la maladie… Et puis ces Mexicains, touchés en 1980. L’enfant de la jungle n’avait pas encore 30 ans. Il travaillait peut-être dans l’industrie du sang, seul ou avec son père… Les expériences autour du koroba ont continué mais, au lieu de l’injecter à des singes comme nous l’avions fait, il s’en est pris à des ouvriers pauvres qui, après avoir donné leur sang, repartaient avec le mal dans leurs veines. Des cobayes humains… Ni vu ni connu. Il devait s’arranger pour qu’ils ne viennent que dans son établissement, afin d’éviter qu’ils ne propagent la maladie avec leurs dons. Il suivait sans doute chacun de ces malades, tenait des statistiques, les interrogeait sur leur état de santé et analysait leur sang…
Lucie comprenait tout. Le gourou avait alors dressé un portrait-robot précis du koroba, il avait apprivoisé la maladie. Une vraie bombe à retardement invisible, une arme redoutable qu’il avait dû par la suite rapporter en France dans de simples échantillons de sang. Lucie ignorait quelles avaient été ses activités entre le milieu des années 1980 et aujourd’hui, mais peu importait, au final : son père l’avait extrait de la jungle et entraîné dans sa folie. Plus tard, le gourou avait dû découvrir que sa sœur jumelle était toujours vivante, sûrement par l’intermédiaire des tableaux et des articles de presse. Il avait alors baptisé sa secte Pray Mev, hommage sordide à sa jumelle, et anagramme parfait du mot « Vampyre ». La machine meurtrière s’était alors mise en marche : trente-cinq ans après le Mexique, la variante du koroba allait cheminer dans de nouvelles veines. Et cette fois, plus question d’expérimentations : la destruction seule.