Après avoir posé ses deux mains sur les accoudoirs de son fauteuil, Van Boxsom serra les lèvres et laissa son regard partir vers une lucarne qui donnait sur les cimes. Il ne bougea plus, enfermé dans ses souvenirs macabres.
Lucie comprit que l’entretien était terminé.
87
Le gris pierre du ciel, le bleu vif de la mer, le blanc laiteux de la craie. Les falaises normandes s’arrachaient des flots en remparts increvables, découpées par les siècles, cisaillées à coups de sel et de ressacs furieux. Les orages de la nuit avaient mis cap à l’est, offrant l’espace à des éclaircies éblouissantes, dont la lumière perçait, çà et là, le plafond bas des derniers nuages.
Frank et Pascal avaient été mis au courant des découvertes de Lucie et détenaient désormais la plupart de leurs réponses. Restait à mettre la main sur le chef de la meute. Une équipe fouillait de fond en comble son appartement du 16e, trouvé sans occupant. Les alertes fusaient, on déployait les différents plans nationaux pour interpeller le monstre. Avec son visage, sa maladie, il ne passerait pas à travers les mailles du filet. On finirait par l’attraper.
Mais le mal était fait, et nul doute que, dans les jours à venir, une crise sanitaire à l’ampleur de celle du sang contaminé se déverserait dans les veines médiatiques.
Le véhicule parcourut une route goudronnée le long des falaises, puis le toit de l’habitation apparut en retrait d’une colline, entre précipice et campagne, jaillissant du relief et des arbres qui la protégeaient des regards indiscrets. L’endroit offrait une vue imprenable sur la Manche depuis les hauteurs de Dieppe. À une dizaine de mètres, au bout du jardin, la côte d’Albâtre ouvrait sa grande bouche de craie comme pour avaler la demeure de style anglo-normand. Les deux flics se garèrent devant le portail fermé afin d’empêcher toute fuite de véhicule motorisé, au cas où.
Tout comme l’appartement parisien, l’environnement ne montrait aucun signe de présence humaine : pas de voiture dans l’allée et volets rabattus sur les fenêtres. Sharko pensa à une résidence secondaire. L’herbe du jardin n’était pas haute, ce qui laissait supposer un entretien récent.
— On dirait bien que c’est mort, lâcha Pascal. Il doit être déjà loin.
— On va quand même jeter un coup d’œil.
En longeant le grillage par la droite, ils dénichèrent un mince passage, à un mètre à peine du vide. La falaise avançait sans concession et engloutissait tout sur son passage, y compris les clôtures. Bientôt viendrait le jour où l’habitation finirait au fond de l’eau. Robillard s’agrippa au bras de son collègue lorsque des cailloux roulèrent sous sa semelle et chutèrent cinquante mètres plus bas.
Ils remontèrent dans le jardin, armés de prudence. Franck donna de gros coups de poing sur la porte arrière et plaqua son oreille contre le bois. Pas un bruit. Alors, il décida d’employer la manière forte. Moins de dix secondes plus tard, les policiers étaient à l’intérieur, leurs pistolets braqués devant eux.
Il régnait dans l’habitation un silence de mort. La différence de température avec l’extérieur glaçait le sang, comme lorsqu’on ouvre la porte d’un frigo. Les fenêtres étaient condamnées, avec les volets rabattus sur des murs en brique. Pas un rayon de soleil ne passait, des joints obstruaient le moindre interstice propice au passage de la lumière naturelle. Pascal appuya sur un interrupteur et fit jaillir une lueur aussi faible qu’une flamme de bougie.
Ils scrutèrent chaque pièce avec précaution, passant devant des miroirs brisés.
— Amène-toi, murmura Pascal depuis la cuisine.
Sharko le rejoignit, sur ses gardes. Une glacière souple était posée par terre, remplie d’une dizaine de poches de sang et de glaçons encore intacts. À côté, dans un sac de sport entrouvert, des liasses de billets. Franck se retourna et fixa les clés de voiture, près de l’évier.
— Il est ici, dans cette baraque…
Les deux flics redoublèrent de prudence. Ils se plaquaient aux murs, scrutaient chaque bouche d’obscurité. Ils s’engagèrent dans la cage d’escalier, Sharko protégeant l’avant, Pascal leurs arrières. Le bois gémissait sous leurs semelles. Hall de l’étage. Moquette brune, tapisserie unie. À chaque porte qu’ils poussaient, ils déroulaient leurs gestes pour se protéger l’un l’autre, vifs, leurs sens aiguisés jusqu’au bout des ongles. Ils pénétrèrent dans des chambres aux draps défaits, encore habitées il y a peu. Sharko n’y voyait qu’une explication : des membres de la secte avaient séjourné ici, en communauté.
Plus loin, un vaste bureau aux tentures pourpres, tapis rouge au sol, large bibliothèque surchargée de vieux grimoires de médecine, de médecine légale, de biologie. Des notes, des schémas, des statistiques, des photos encombraient le bureau. Au centre, le fauteuil de velours ressemblait à une chaise électrique. Des cathéters longeaient les accoudoirs, des poches où restaient des fonds d’hémoglobine pendaient de bras articulés. C’était ici que Merlin s’injectait le sang Bombay de ses victimes.
Les flics firent demi-tour. Un coup de feu retentit lorsque Pascal s’engagea de nouveau dans le couloir.
Il lâcha son arme et s’immobilisa, le visage froissé d’incompréhension, les deux mains plaquées sur son ventre. Puis, l’espace d’une respiration, il s’effondra de tout son poids. Une tache pourpre fleurissait sur son sweat, tandis qu’une ombre glissait au bout du couloir.
Sharko ouvrit le feu en hurlant, mais la silhouette bifurquait dans l’escalier. Il se précipita et tira à vue. La porte arrière claqua. Sans réfléchir, il revint vers Pascal, l’allongea et souleva son pull. Le blessé cria de douleur. Le liquide suintait de la plaie, sur l’extrême gauche de la paroi abdominale.
Il se dévêtit et essaya d’éponger avec sa veste, tout en appelant les secours avec son portable.
— Une ambulance, vite !
Il donna l’adresse en catastrophe et raccrocha. Pascal lui agrippait le poignet en serrant les dents.
— Ça fait mal, putain…
— T’es costaud, tu vas tenir, d’accord ?
— Va, attrape-moi ce fils de pute. Je vais me débrouiller.
Sharko lui saisit les deux mains et les positionna au niveau du garrot de fortune.
— Appuie fort là-dessus.
Il s’élança dans l’escalier. À peine franchissait-il le seuil de l’entrée qu’une autre balle gicla et fit voler le bois du chambranle, au ras de ses oreilles. D’où venait le tir ? Il répliqua à l’aveugle et se mit à couvert. Les rayons du soleil réfractés dans les nuages gris l’éblouissaient. Il tenta un regard et aperçut la silhouette s’enfoncer dans le chemin de terre au bord du précipice, puis se faire avaler par des arbustes à hauteur d’homme.
Le flic y alla à la hargne. La pente glissante l’aspira plus vite qu’il ne l’aurait cru et, entraîné par sa vitesse, il se retrouva à deux doigts de basculer dans le vide. Le chemin ne longeait pas seulement le précipice : la falaise l’avait dévoré et, partout, des panneaux en interdisaient l’accès. Cela revenait à marcher sur le fil d’un rasoir, avec un vent latéral qui agissait comme une énorme soufflerie : Franck se sentit secoué tel un pantin.