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Il n’y voyait pas à trois mètres : la végétation serrée lui fouettait le visage, lui griffait les mains. Il revit Pascal étalé par terre, et la douleur disparut : son corps traversa les buissons épineux, défonça les obstacles touffus façon bulldozer. Dessus, le soleil entama une nouvelle percée, faisant jaillir sur le paysage des couleurs improbables. Des blancs polaires, des verts de collines irlandaises, des jaunes savane. Les falaises ondulaient à perte de vue.

Il eut l’impression de ne recevoir qu’un léger choc sur l’épaule gauche au détour d’un virage, mais ce fut tout son corps qui se trouva soudain déséquilibré sous l’impulsion du vampire tapi dans les broussailles. Merlin avait surgi des arbustes avec l’agilité d’un renard.

Le basculement ne dura sans doute qu’une fraction de seconde, mais Franck eut le sentiment d’un interminable ralenti. Comme un spectateur de sa propre chute, il vit son pied gauche se décrocher du sol, ses mains se débattre dans l’air comme pour l’agripper, son bassin se tordre en direction de la mer, tandis qu’un cri mêlé de désespoir et de surprise s’évadait de sa gorge. Une bourrasque vint le fouetter et l’entraîna dans le vide. Sharko sentit l’haleine fraîche de la craie contre ses joues, l’appel du large, la poigne ferme de la gravité. La chute allait l’engloutir, et il aperçut le ciel bien avant la mer avec, entre les deux, son pistolet décrivant une parabole parfaite, juste un mètre au-dessus.

Dans un ultime réflexe de survie, sa main droite agrippa des racines qui sortaient de la craie, à une trentaine de centimètres sous l’arête de la falaise. Son flanc et ses genoux percutèrent avec force la paroi, tandis qu’il ramenait sa deuxième main sur un nuage de végétation défiant la verticalité. Son pied droit trouva un ridicule relief, tandis que l’autre pendait dans le vide. Infiniment plus bas, ce qui devait être son arme percutait déjà la surface de l’eau. Perché sur le géant de craie, Sharko n’était plus qu’un trait d’union entre la vie et la mort.

Le visage ovale apparut juste au-dessus de lui. Les rayons puissants et ultraviolets du soleil avaient tailladé le visage du vampire comme des coups de scalpel. Le blanc de l’un de ses yeux avait été envahi d’une mer d’encre, la peau de ses joues plus blanche encore que la craie craquelait, mais le plus impressionnant était ce sang, d’un rouge carmin, qui s’épanchait de ses lèvres déchirées. Malgré la douleur qui devait l’irradier, il sourit, et la vue de ses interminables rangées de dents allait être la dernière image que Sharko emporterait de l’autre côté de la rive.

Merlin pointa le canon dans sa direction. Ses doigts étaient noueux, ses longs ongles d’un jaune clair se rabattaient sur la crosse dans un crissement.

— On dirait bien que nos chemins se séparent ici. Tu vas rejoindre l’enfer tout de suite. Pour moi, il faudra attendre encore un peu.

Franck était incapable de faire le moindre geste, ses biceps se tétanisaient déjà. Il luttait contre le vent qui voulait l’arracher, le vide qui le croquait, mais la fin était proche, du fond de son âme, il le savait. Si Merlin ne tirait pas, il tomberait de lui-même.

Il n’y avait plus rien à faire, il ne hurla même pas qu’on l’épargne. Le sang qui s’écoulait du visage de Merlin venait s’écraser sur le sien — le monstre fondait littéralement sous le soleil. Résigné, fatigué, Franck ferma les yeux, le front plaqué contre la falaise. Il était plus que temps de raccrocher les gants. Il accorda ses ultimes secondes à sa famille. Il regrettait tellement de ne pas avoir dit au revoir à ses fils ce matin, de ne pas avoir embrassé Lucie avec davantage de passion.

Demain, le soleil se lèverait sans lui, mais la vie continuerait. Elle devait continuer, coûte que coûte.

Sharko déglutit une dernière fois, et le coup partit.

Une détonation résonna loin, le long des murs de craie.

Il aurait dû tomber, et pourtant son corps restait ventousé à la paroi. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit le corps de Merlin basculer dans le vide et le frôler, avant de heurter à deux reprises la roche et de se faire avaler par l’écume. Franck leva alors la tête vers la main qui se tendait vers lui.

— Allez, attrape mon bras.

Nicolas avait surgi de nulle part. Dans un ultime effort, Franck serra le poignet de son collègue, s’agrippa à la paroi de l’autre main et se retrouva à même le sol. Il poussa une longue expiration, n’en revenant toujours pas.

— Comment tu as su ?

— Le hasard, juste le hasard. J’étais au bureau avec Jacques ce matin. J’ai jeté un œil à ses notes quand il a récupéré l’adresse de Merlin et qu’il est allé voir Manien. Et je me suis mis en route. J’étais venu ici pour… tuer Merlin de mes propres mains. Il fallait que je le tue.

— Pourquoi ?

Nicolas pinça les lèvres.

— On va dire que c’est… personnel. Je pensais arriver avant vous, mais vous avez été plus rapides. Je t’ai vu disparaître sur le chemin à sa poursuite… Et voilà.

Franck se redressa.

— Tu m’as sauvé la vie.

Nicolas esquissa un sourire timide. Sharko leva le menton. Au loin, les sirènes de l’ambulance retentirent.

— Faut que tu partes maintenant.

Nicolas regarda son arme entre ses mains, il n’avait pas l’air pressé de fuir.

— Je suis prêt à payer pour ça, Franck, tu sais ?

Sharko ne voulait pas retomber là-dedans. Il l’attrapa soudain par le col, mais sans véritable animosité.

— Ça serait trop facile. T’es un putain de bon flic, peut-être le meilleur d’entre nous. Alors, tu vas te tirer d’ici, ou c’est moi qui te balance dans le vide.

Sharko se retourna. Nicolas était à deux doigts de la falaise.

— Au moins, j’aurais une vraie bonne raison d’aller en taule.

Bellanger eut l’air d’avoir reçu un électrochoc et, l’espace d’un instant, Franck retrouva le regard de l’homme qu’il avait connu et apprécié par le passé. Il sut que Nicolas abdiquait, alors il s’écarta d’un pas et le relâcha. Son collègue resta une poignée de secondes immobile.

— Merci…

Il fit quelques pas en arrière, puis disparut sur le chemin, au moment où des gouttes de pluie vinrent frapper la terre jaune.

Dans un soupir de soulagement, Sharko se tourna vers la mer. En contrebas, il crut voir le corps de Merlin, charrié par les vagues. Il leva la tête, contempla le large quelques instants et, à son tour, disparut à petites foulées en direction de la maison.

Il avait un blessé par balle à rassurer.

Épilogue

La chance leur sourit en ce samedi du mois de novembre. L’automne distribuait ses couleurs les plus chaudes, entre le jaune-brun des feuilles, le vert clair des mousses et le bleu profond du ciel. La température était bonne, et les colonies de nuages sombres accrochés au nord ne gâchèrent ni les photos dans le parc de Sceaux ni la sortie des mariés à la mairie.

Sharko rayonnait dans son costume bleu marine, col en feutre noir et poches droites passepoilées à rabats. La cravate en soie gris perle et la pochette blanche lui apportaient juste le sérieux nécessaire que tout bon flic se doit de garder. Il ne se rappelait plus quand il avait été aussi heureux. Peut-être à la naissance de ses fils.

Il prit la main de Lucie, élégante et aérienne dans son ensemble veste et jupe longue gris pâle. D’amples boucles blondes ondulaient sur ses épaules, et son port de tête gagnait en élégance grâce aux hauts talons qu’elle avait daigné choisir. Il y avait comme une magie dans sa façon de se déplacer, une évidente féerie qui faisait fondre Sharko.