— Ils sont naturellement venus s’adresser ici, mais la porte était ouverte. Alors, ils sont entrés. Ce qui leur a mis la puce à l’oreille, c’est la présence d’espèces de grosses limaces noires qui avaient l’air de remonter de la cave. Ces trucs sont des sangsues.
Sharko mima l’étonnement.
— Des sangsues ?
— Et pas qu’un peu. Alors, mes gars sont descendus pour essayer de comprendre d’où venaient ces trucs répugnants. Et c’est là qu’ils ont découvert le corps. J’ai pu constater moi aussi. Je vous préviens, c’est à gerber.
Sharko hocha le menton vers le fourgon. Nicolas, lui, restait en retrait, seul, l’oreille attentive, les lèvres pincées sur une cigarette. Il faisait le tour de la camionnette et observait les alentours.
— Qu’est-ce qu’on sait de la victime ?
— Julien Ramirez, 31 ans. Après un rapide coup d’œil au STIC[2], on a appris que le garçon a un casier pour, notamment, tentative de viol, mais avec tout ça, on n’a pas eu le temps de creuser et…
— On s’en chargera. Et là-dedans, il se passe quoi ?
Olivier Fortran, le chef de l’IJ, prit part à la discussion. Un bloc de granit décroché des Alpes, ce type, au crâne chauve et aux rangers qui devaient faire du 48.
— Rarement vu une scène de crime aussi bordélique. J’ai fait venir une équipe supplémentaire, faut aussi s’occuper de la chambre.
Sharko essaya de garder le ton le plus neutre possible.
— La chambre ?
— Oui, tu verras. C’est toi, le procédurier ?
— Levallois est malade.
— T’as pas de bol alors, ça va nous prendre trois plombes rien que pour vider la cave de son merdier. Plus tôt on attaquera, plus tôt on aura terminé mais, au mieux, on en prend pour une bonne partie de la nuit. Tu t’amènes ? Comme dit le capitaine Semet, c’est gratiné, tu vas voir. Et tu peux te passer des surchaussures, c’est pas la peine.
Sharko se dirigea vers le camion de la Scientifique, où une combinaison, une charlotte et un masque l’attendaient. Pourquoi Fortran avait-il parlé de la chambre ?
— Je peux aller jeter un œil dans la maison ? demanda Nicolas.
Fortran lui tendit une paire de gants.
— Pas de souci. Fais juste gaffe de ne pas piétiner les bestioles. À mon avis, ça doit exploser comme du pop-corn si tu marches dessus.
Sharko entra, armé de ses feuillets destinés à accueillir le PV de constatation : description de la scène de crime, notification des indices relevés par les techniciens, énumération et photographies des scellés, date et heures à l’appui. L’officier de police judiciaire — lui en l’occurrence — devrait se charger d’apporter ou d’envoyer ces indices dans les laboratoires adéquats. Tout son plan reposait sur ce dernier point.
À l’entrée du couloir, Nicolas s’agenouillait devant une sangsue. Des bandes jaune et noir balisaient le chemin de sang des parasites. Avant de descendre, Sharko scruta les yeux étrangement vides de son collègue.
— Ça va aller ?
Nicolas ne répondit pas et se frotta les mains l’une contre l’autre. Une fois seul, il essaya de réfléchir. Ces sangsues n’étaient pas remontées d’elles-mêmes. On voulait qu’eux, les flics, se rendent à la cave. La porte d’entrée n’avait-elle pas été laissée ouverte ? Tout était orchestré pour les amener à l’intérieur de la maison. Une invitation.
Il se dirigea vers le salon. De ses mains gantées, il ouvrit des tiroirs, survola la paperasse. Dans un meuble, des centaines de DVD rangés dans des boîtes transparentes, sans nom. Des copies pirates, vu qu’il s’agissait de disques à graver. Nicolas en prit un et le glissa dans le lecteur. Il assista d’emblée à une scène sadomasochiste à base de latex, de coups de fouet et de couinements. Le policier fut perturbé par la profondeur des blessures. Sur les pixels, le corps meurtri avait éclos en pétales de sang.
Il en essaya d’autres au hasard. Même cinéma, mêmes productions américaines. Il éteignit le téléviseur et remit les disques en place. Un technicien remonta avec une cage vide. D’autres de ses collègues suivirent. Ils commençaient à vider la cave pour essayer d’y voir un peu plus clair, les bras chargés de bouteilles, de planches, d’outils…
Nicolas s’éloigna, il recherchait le calme. Il grimpa à l’étage, en fit le tour. Une bande « POLICE SCIENTIFIQUE » barrait l’entrée de la chambre à coucher qui se résumait au strict minimum : un lit aux draps maculés de mouchettes de sang, une table de nuit, des murs tapissés et froids. La fenêtre, qui donnait sur l’arrière de la maison et les bois, était grande ouverte. Au sol avaient été jetés un soutien-gorge en vrac, des bas résille. Aux montants du lit, proche d’une table de nuit, une paire de menottes, une clé dans la serrure. Et dans le cerclage des deux cerceaux métalliques, de minuscules pointes d’acier ensanglantées, comme des rangées de dents de piranhas. Le flic devinait la douleur provoquée par de telles menottes : au moindre geste, les pointes d’acier vous entaillaient la chair.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Ramirez avait-il été interrompu en pleins ébats sexuels par l’assassin ? À qui était ce sang sur les draps ? Provenait-il de tortures, comme sur les films ? Et où se cachait la fille ? Avait-elle fui en catastrophe par la fenêtre, à moitié dénudée ?
Il sortit. Juste en face de la chambre, une pièce presque vide, avec un pan complet de mur recouvert d’une tapisserie blanche et traversée de tags de belles motos, de voitures, réalisées aux feutres colorés. Une sorte de salle d’art avec pour meuble unique une étagère encombrée de matériel de dessin : feutres, crayons, gommes. Pas de ruban de police ici, alors Nicolas s’assit sur le plancher à côté du radiateur, la tête entre les mains, soudain en proie à une grande fatigue. Il avait l’estomac serré et redoutait ce qu’il découvrirait à la cave.
La cave… Un espace clos et noir, comme dans les carrières souterraines. Flashes dans son crâne. Sa compagne Camille crucifiée, la poitrine ouverte. Son visage tordu comme un masque de cire fondu… Nicolas se raidit dans un frisson. Jamais il n’avait pu chasser ces images de son esprit. Même après deux ans, impossible de dormir une seule nuit sans penser à Camille ni revoir son corps supplicié.
Il fouilla dans ses poches avant, n’y dénicha qu’une plaquette de Dafalgan. Rien dans les poches arrière. Il allait falloir se contenter d’un cachet, qu’il avala sans eau. Puis il prit son courage à deux mains et descendit à la cave.
— Faites gaffe aux marches, elles glissent, annonça un technicien qui remontait.
Les halogènes apportaient une clarté comme en plein jour. Tout au fond de la cave, il découvrit, à proximité d’un aquarium, un cadavre en position assise, dans un coin, nu, les jambes écartées, les mains attachées avec du fil de fer devant lui. Lorsqu’il vit ce qu’on lui avait fait, il dut s’appuyer contre un mur, avec la sensation que le monde tournait autour de lui.
Camille…
La mollesse dans les jambes… Les mouches derrière les paupières… Puis le noir…
11
Nicolas retrouva ses esprits, allongé à l’arrière d’une voiture de police, portière ouverte, vent frais sur le visage. Il était plus de 23 heures. Sharko lui apporta un sandwich et un gobelet d’eau.
— Jambon-beurre.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On va dire que c’est un petit coup de mou, ça nous arrive à tous. T’as beaucoup bourlingué ces derniers jours à cause de Dulac. Allez, avale ça.
La brise lui fit du bien. Il s’était évanoui sur une scène de crime. Lui, un capitaine de police avec plus de dix ans de métier. Il claqua la portière derrière lui.
2
Système de traitement des infractions constatées. Regroupe les informations concernant les auteurs d’infractions interpellés par les services de la police nationale, ainsi que les données relatives aux victimes de ces infractions.