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— On n’a pas la preuve qu’il se drogue.

— Un mec qui ne dort quasiment jamais, qui s’isole, qui n’en fait qu’à sa tête quand ça lui chante, il n’y a pas trente-six explications. Il tient avec de la coke… Et puis ses petits réflexes au niveau des narines, ses reniflements.

Il marqua un long silence, l’air désolé, et bâilla.

— En tout cas, moi, faut que je dorme trois ou quatre heures, je ne tiens plus debout. Ensuite je passerai chez ta tante avant de retourner chez Ramirez pour la fouille du jardin.

— Ma tante ? Non, j’aimerais être là, je…

— Vaut mieux agir séparément pour le moment, ça va être chaud dans les journées à venir, et on doit rester très prudents. J’ai réfléchi à ce qu’il fallait lui dire : la meilleure solution, c’est de lui avouer que tu t’es bien impliquée comme elle t’avait demandé, que tu es entrée chez Ramirez pour vérifier certaines choses, mais qu’il était déjà mort. Qu’il y a une enquête en cours menée par nos propres services mais que, évidemment, personne ne sait que tu as pénétré dans sa maison de manière illégale. Qu’elle doit garder le secret absolu sur les activités de ton oncle au cas où un quelconque lien serait fait, pour ne pas te mettre en difficulté. Ça va la responsabiliser, la rendre fautive vis-à-vis de toi, mais c’est ce qu’il y a de mieux à faire. On se garantit ainsi son silence.

Sharko lui prit la douille des mains.

— On a fait le plus dur, Lucie. Ne te reproche rien, d’accord ? On cache tous des squelettes au fond de nos placards, on apprend juste à vivre avec. Tu ne seras pas la première, ni la dernière.

Une étrange lueur traversa ses pupilles, et Lucie vit ses lèvres trembler, comme s’il s’apprêtait à lui confier un secret et qu’il se retenait en même temps. Elle l’interrogea des yeux, il secoua la tête.

— Ce type a cherché à te tuer, tu n’avais pas d’autre possibilité. Tu as sauvé ta peau. La seule chose que je regrette vraiment, c’est que tu ne m’aies pas parlé de cette histoire avant que tout ceci arrive.

Il l’abandonna, et Lucie resta là, à méditer. Pourquoi avait-il évoqué ces squelettes dans le placard ? Pourquoi ce regard, ces tremblements au bord de ses lèvres ? Qu’avait-il cherché à lui confier dans l’un des moments les plus terribles de son existence ?

Elle se glissa dans la chambre de ses enfants endormis. Elle aimait les observer de cette façon, en silence, leurs mains potelées posées de part et d’autre de la tête, comme s’ils voulaient attraper la planète tout entière. Ils poussaient si vite, dans un monde d’une telle violence. Qui les protégerait, si elle ou Franck disparaissait ? Qui les aiderait à grandir ?

Elle partit se doucher sous les jets de vapeur pour se purger de toute cette crasse. Elle revit la hargne sur le visage de Ramirez… Le film plastique qui l’empêchait de respirer… Et, pendant ce temps-là, quelqu’un se terrait à l’étage… Elle sortit en catastrophe de la douche avec l’impression d’étouffer.

Elle se calma et respira lentement devant le miroir, peut-être deux, trois minutes. Un simple regard pouvait trahir un assassin. Une variation dans l’iris, une rétractation de la pupille, une palpitation du cristallin. Les yeux reflétaient les plus sombres desseins de l’âme. Ses lèvres pourraient mentir, mais ses yeux en seraient-ils capables, le moment venu ?

Elle enfila ses vêtements civils et son holster le long de son flanc. La veille, Franck avait passé du temps à nettoyer le canon du Sig pour en chasser toute trace de poudre. Un vrai méticuleux qui ne laissait jamais rien au hasard. Il racontait souvent que dans la somme des détails anodins abandonnés sur une scène de crime, on pouvait deviner le visage d’un assassin comme s’il se reflétait dans un miroir brisé. C’est pourquoi il avait essayé de gommer tous les détails, jusqu’aux plus insignifiants.

À ses côtés, Lucie gardait confiance. On ne les coincerait jamais.

13

Deux heures plus tard, elle se garait sur le parking de l’Institut médico-légal de Paris, quai de la Rapée. Le long bâtiment de brique rouge offrait une vue imprenable sur la Seine, mais ses pensionnaires en profitaient assez peu. Lucie se rappelait sa première « visite », avec Franck. L’espèce de fierté honteuse ressentie à pénétrer dans cet endroit presque aussi légendaire que le 36. Ses premiers vrais cadavres, des victimes de tueurs torturés, complexes. Sharko avait été son Pygmalion, son guide dans le Louvre des horreurs, son gardien du temple des morts, il lui avait tout appris, même la façon de respirer en salle d’autopsie. Des années plus tard, son admiration pour lui, pour sa carrière, pour l’homme qu’il était demeurait intacte.

Nicolas écrasa vite sa clope lorsqu’il la vit. Franck avait tendance à noircir le tableau et, contrairement à lui, elle préféra laisser au jeune capitaine le bénéfice du doute. Peut-être buvait-il plus que de raison parfois et, certes, il avait changé depuis la mort de Camille, mais de là à sniffer de la coke…

Il l’embrassa — son haleine sentait exagérément la menthe — et agita deux tickets-restaurant.

— Je te paie un déjeuner au Fénelon après l’autopsie. Je les ai retrouvés dans un tiroir, en… fouillant dans mes vieux souvenirs. C’est leur dernier mois de validité. Tu vas trouver ça drôle, mais j’ai toujours faim en sortant d’ici. Remarque, c’est quand même mieux que l’Oreille, tu sais, le mec de l’équipe Joubert ? Il paraît que lui, ça lui donne l’envie de baiser. Enfin, c’est ce qu’on dit.

— Tu sais, les on-dit…

On les orienta vers la salle numéro 3, au fond d’un couloir à la robuste odeur de chair faisandée. Seuls les légistes s’habituaient à la longue à cet air chargé d’émanations de gaz intestinaux et de bactéries. Pour les autres, comme pour un saut à l’élastique, le premier rebond faisait toujours mal au ventre.

Ils poussèrent la porte du sas et entrèrent dans la salle, où un second reflux d’odeurs nauséabondes vint agresser leurs narines. Paul Chénaix, le légiste, se courbait au-dessus du corps, assisté d’un collègue qui se chargeait de répertorier les échantillons de sang, d’ongles et de cheveux pour la toxicologie. Chénaix avait tout du citoyen lambda — père de famille, la quarantaine, courts cheveux noirs et nouvelle paire de lunettes à monture verte — mais, armé d’un scalpel, plongé dans sa blouse et avec ses pieds enfoncés dans des sabots en caoutchouc blanc, il ressemblait à un bourreau.

— J’ai attaqué sans vous. Mesuré, pesé, photographié sous tous les angles. L’examen externe est terminé, et on a commencé les prélèvements, histoire de gagner du temps. Comment va Franck, je m’attendais à le voir ? Ça fait un bail qu’il n’est pas passé par ici. Pourtant, ce ne sont pas les cadavres qui manquent.

Le regard de Lucie se porta vers le corps.

— Je crois qu’il commence à en avoir sa dose, des autopsies. Alors, quand il peut éviter, il évite.

Elle ne put réprimer un haut-le-cœur. En plus du trou dans la gorge, Ramirez présentait des plaies béantes sur la poitrine, les bras, les cuisses. Tailladé de part en part comme une baguette de pain. Nicolas s’avança aussi, à grand renfort de longs et bruyants soupirs. Depuis la mort de Camille, il ne réagissait plus pareil face à la mort. L’affronter était devenu une réelle épreuve, et Lucie savait à quel point il se battait en ce moment même pour rester.

Il plissa soudain les yeux en direction de la cuisse droite. L’une des plaies commençait à bouger, ses deux lèvres s’écartaient au ralenti. Un dos noir et luisant apparut, tel Nessie à la surface du Loch Ness. Du scalpel, Chénaix tailla un peu plus la chair et fit apparaître une sangsue. Le visage de Lucie vira au blanc nacre. Elle songea à un passage dans Alien, avec ce monstre gluant jailli du ventre de l’un des membres d’équipage. Chénaix constata leur trouble.