— Ah oui, j’aurais dû vous prévenir.
Il désigna un récipient rempli de ces bestioles.
— Je pensais les avoir toutes retirées. On a pris des photos, bien sûr, chaque fois qu’on en sortait une d’une plaie.
Il préleva l’animal gorgé de sang et le posa sur la table en acier, face à Nicolas, figé. Il lui accorda un regard compatissant.
— Je sais, c’est costaud, même pour les plus solides d’entre nous. Je sais aussi que… Enfin, je comprends ce que tu peux ressentir devant ce corps. T’es pas obligé de tout te farcir. Lucie est là, on dira que vous étiez deux tout au long et…
— Ça va. Je ne vais pas passer le reste de ma vie à fuir.
Réponse en coup de fouet. Chénaix acquiesça.
— Comme tu veux. Dans ce cas, allons-y : Ramirez a été tailladé de vingt et un coups de couteau. J’ai l’impression que son assassin l’a mutilé et a déposé une sangsue dans chacune de ses blessures. Pas certain à cent pour cent néanmoins, car six ou sept de ces demoiselles se baladaient joyeusement dans le tiroir de morgue quand on a sorti le corps. Mais, si on compte, avec celle-ci restée bien au chaud, on a bien vingt et une sangsues.
Il fit glisser la lame de son scalpel sur la face ventrale de l’animal et en ouvrit le système digestif. Une giclée de sang bien rouge et liquide se répandit sur la table. Lucie déglutit.
— Il était vivant quand on lui a fait ça ?
— Je suis partagé. D’un côté, je me dis que oui, parce que les sangsues n’ingurgitent pas le sang d’un cadavre. Mais de l’autre, les lèvres des plaies ne sont pas gorgées de sang, c’est comme si elles avaient été réalisées post mortem. Mais je ne peux pas en être certain, c’est difficile à voir à l’œil nu.
Lucie essaya de surmonter son dégoût.
— Peut-être que… qu’il est mort en cours de route, sous le coup de ses blessures. Le temps que le corps se dégrade ou que le sang se refroidisse, les sangsues auraient continué à se nourrir.
— C’est une possibilité. Dans tous les cas, on va découper les plaies et faire partir tout ça à l’anapath. Un sacré travail vu le nombre de plaies, on vous fournira les résultats au fur et à mesure, dans le courant de la semaine.
Le légiste désigna des scarifications au niveau de la poitrine. Des paquets de quatre barres verticales, traversées d’une cinquième en diagonale, comme lorsqu’on compte les jours. Lucie les dénombra mentalement : treize. Nicolas, de son côté, noircissait son carnet de notes Moleskine. Un moyen de détacher ses yeux du cadavre.
— Scarifications plus anciennes, probablement volontaires. Il en a aussi dans le dos.
Il désigna le pli de l’avant-bras gauche.
— Tatouages, des traces anciennes d’injection. On verra ce que ça donne avec la toxico…
Il fit basculer le corps. De nouvelles scarifications, plus profondes, plus nombreuses, plus artistiques, formaient des mots. Blood, Death, Evil. Le sang, la mort, le diable. Autour, des tatouages, serpents, scorpions, araignées…
— Lividités au niveau des points de contact entre les cuisses, les talons, le fessier et le sol. J’ai vu la photo indiquant la position dans laquelle vous l’aviez retrouvé : assis, les mains attachées devant lui. C’est cohérent. Il est mort dans cette position. Traces de sperme, de sang et de déchets organiques au niveau de la verge, signifiant des rapports sexuels en période probable de menstrues.
Nicolas se rappelait les taches de sang sur les draps.
— On pense qu’il y avait une fille avec lui avant qu’il se fasse tuer. On se met à sa recherche.
— D’ailleurs, en parlant de verge…
Il retourna de nouveau son macchabée et montra le gland, perforé d’une tige horizontale décorée d’une tête de bouc. Nicolas grimaça.
— Oui, je sais, ça fait toujours mal quand on est un mec de penser à la manière dont on lui a enfilé ce truc, déclara Chénaix.
Il remonta vers la gorge.
— Là aussi, c’est intéressant. Collerette érosive caractéristique d’une plaie par balle évidente. Brûlures, résidus de tir : son assassin était à bout touchant. On a tamponné autour de l’impact pour faire partir à la balistique, il y avait vraiment beaucoup de poudre. Le projectile est ressorti par-derrière. La mort remonte à plus de vingt-quatre heures. Vous avez retrouvé la balle ?
Nicolas se passa une main sur le visage.
— La balle et la douille, oui.
— OK. Une dernière chose avant que j’ouvre.
Il désigna un tatouage qui occupait la totalité de la surface sous le pied gauche. Une croix aux bords noirs. Dans la partie verticale, était écrit : « Pray Mev ».
— C’est une croix religieuse. Vous savez, quand j’étais plus jeune, j’étais assez fan des films sur les esprits maléfiques, les exorcismes, sur Satan et ces barges qui brûlent des crucifix. Pas vous ?
— On en a tous vu, soupira Nicolas, à bout de patience.
— La partie haute de la croix est située au niveau du talon. Donc, inversée par rapport au sens de la marche et par rapport à l’inscription.
— La croix inversée… Un signe sataniste, comme la tête de bouc du piercing et le Evil dans son dos.
— Dans le genre. « Prie Mev » fait peut-être référence à une identité satanique, Mev, une débilité dans le genre. L’un de mes collègues, Joffrey Lourme, fréquente des gothiques et m’a déjà parlé de ces histoires de croix. Je vous donnerai son numéro. La croix inversée n’est plus tournée vers le ciel, mais vers la terre, elle renvoie à la chute, à la descente aux Enfers. Votre victime, elle écrasait la tête du Christ contre le bitume à chaque pas qu’elle faisait. Une belle façon de dire merde à la religion chrétienne.
Tandis que Nicolas griffonnait sur son carnet, Lucie restait droite, les bras croisés, les yeux vides comme s’ils voyaient à travers le cadavre. Elle avait lu dans le rapport de son oncle que la fille qui côtoyait Ramirez affectionnait le look gothique. Elle pensait de surcroît au chat noir couvert de sangsues. Un lien avec le diable, là aussi ?
Paul Chénaix sollicita son collègue, et ils attaquèrent l’autopsie à proprement parler. De nouveaux tubes se remplissaient d’échantillons d’urine, de bile, de muscles, de peau, tandis que les organes quittaient le corps pour observation, pesée, échantillonnage. Julien Ramirez se résumait à un objet d’étude, une première marche à franchir pour accéder à la vérité.
Lucie glissa les mains dans ses poches, tremblantes sous le poids du secret. Elle imagina le père de ses enfants, seul au fond de cette cave, à charcuter le corps, transférer les sangsues gorgées du chat vers les plaies mortes et froides de l’homme. Comment avait-il pu penser à une mise en scène pareille ? Pourquoi une telle plongée dans les abysses ? Elle le revoyait aussi, à genoux dans le garage, engoncé dans sa blouse bleue, les yeux injectés de petites veines, en train de brûler son costume. Cette nuit-là, il n’avait plus été un flic. Mais l’un d’entre eux. « On cache tous des squelettes au fond de nos placards. »
Il n’était pas loin de midi quand l’autopsie arriva à son terme.
— Je vais suivre le dossier avec l’anapath et la toxico, ça m’intéresse quand ce n’est pas classique. Et je vous ferai un bilan, si vous voulez.
Les policiers le remercièrent. Nicolas prit une bonne bouffée d’oxygène une fois à l’air libre, sous un ciel de traîne comme septembre sait les modeler, avant de ranger son carnet et de planter une nouvelle cigarette entre ses lèvres. Il devait se tapisser la gorge de nicotine et saturer ses narines de fumée.