— Alors, t’en penses quoi ? fit Lucie.
— J’ai méchamment l’impression que celui-là va nous donner du fil à retordre.
Nicolas s’appuya sur le capot de sa voiture, savourant ses bouffées de tabac.
— Aucune trace d’effraction chez Ramirez. Ils se connaissaient sans doute, avec son assassin. De toute façon, tu ne t’acharnes pas sur quelqu’un de cette manière sans le connaître. On voulait qu’il souffre. Son calvaire a dû être interminable. Il…
Nicolas se tut soudain, les plaies saignaient aussi en lui. De son côté, Lucie s’empêtrait dans ses pensées. Toute leur équipe du 36 allait traquer un psychopathe, bâtir de fausses hypothèses, poursuivre quelque chose d’inexistant. Et elle en ferait partie : le prix à payer pour avoir récupéré l’enquête. Des mois de chasse vaine, à se traquer et se fuir elle-même. Nicolas lança sa clope à peine entamée au sol et l’écrasa du talon. Il plaqua ses tickets-restaurant dans les mains de Lucie.
— Vas-y seule. Je retourne bosser.
Une fois dans sa voiture, il démarra sans lui adresser le moindre signe. Encore l’une de ses étranges réactions où il décrochait et semblait fuir tout contact. Plantée au milieu du parking, Lucie n’avait pas faim. Juste l’envie d’appeler Franck, là, maintenant. Elle fit néanmoins quelques kilomètres pour être sûre de s’isoler et se gara en warning devant une entrée d’immeuble, rue Saint-Paul. Coup de fil sur le portable perso de Sharko.
— T’es où ?
— Chez Ramirez. Le bulldozer est au travail. Attends deux secondes… (Le bruit de moteur devint plus faible dans l’écouteur.) Pour le moment, on a déterré sept cadavres de chats recouverts de chaux vive. Juste des animaux, Lucie. Aucune trace de… d’autre chose.
Des chats… Ramirez ne s’était-il attaqué qu’à des animaux ? Cela expliquait-il la présence de sa camionnette dans les rues d’Athis-Mons ? Peut-être sillonnait-il des quartiers en quête de chats à ramasser ? Peut-être n’avait-il jamais touché à un cheveu de Laëtitia ?
La voix de Sharko la tira de ses pensées.
— Je suis allé voir ta tante, je lui ai longuement expliqué ce qu’on s’était dit. Elle a d’abord pleuré comme une Madeleine, puis ça s’est plutôt bien passé. Je lui ai fait comprendre que, si elle ne tenait pas sa langue, ça te mettrait en danger. Elle ne parlera plus jamais des recherches de ton oncle ni du fait qu’elle t’a sollicitée. Et elle est heureuse que Ramirez soit mort. Donc, de ce côté-là, plus de souci à se faire, tout est carré. Et toi, ç’a été ?
— C’est l’une des pires autopsies que j’aie jamais vues. Nicolas s’est senti mal, il a eu l’impression de revivre tout ce qui s’est passé avec Camille. Je sais que c’était pour nous protéger, mais t’es allé tellement loin. Tu l’as mutilé, Franck !
— Il n’y avait pas d’autre solution, crois-moi. Faut que je te laisse, on m’appelle.
Lucie raccrocha comme si son portable lui brûlait la main. Elle pensait aux propos de Sharko dans la matinée : « Tu vas voir que j’ai fait des choses pas belles au cadavre, mais c’est pour l’éloigner encore plus de ce que nous sommes au fond de nous. » Justement, ces actes ne le rapprochaient-ils pas, au contraire, de ses retranchements les plus obscurs ? C’était bien sa main qui avait découpé, mutilé, tailladé.
À la vue de ces actes, Lucie avait la sensation que le Sharko blanc — l’homme qu’elle aimait — avait de plus en plus de mal à se dissocier du Sharko noir, cette espèce de Minotaure sanguinaire qui cherchait la sortie du labyrinthe et qui, le temps d’heures sombres à la cave, l’avait trouvée.
14
Il était plus de 19 heures quand Manien décida de rassembler tout le monde pour une réunion. La journée avait été intense pour chacun des cinq policiers de son groupe, entre recherches sur le terrain, lectures et croisements de fichiers, coups de téléphone. Une partie d’entre eux avaient été aidés, notamment pour le début de l’enquête de proximité et la fouille intégrale de la maison, par les renforts du commissariat de Longjumeau et les nombreux brigadiers du 36 placés sous les ordres des OPJ. Les différents départements de la police scientifique — traces, balistique, chimie… — , les laboratoires de toxicologie et d’anatomopathologie ne chômaient pas.
Le paquebot naviguait à plein régime.
Contrairement à leur habitude, Lucie et Franck s’étaient placés du même côté de la table, avec Robillard et ses muscles entre eux, pour éviter que leurs regards ne se croisent, conscients que cette réunion serait une nouvelle épreuve. Compte tenu du caractère exceptionnel du crime, Paul Chénaix y assistait également.
Manien s’assit en bout de table, une télécommande de rétroprojecteur dans la main. Il afficha une photo de la scène de crime, histoire de mettre tout le monde dans l’ambiance, puis un gros plan du corps nu.
— Affaire Ramirez, premier acte. Découverte du corps hier matin, aux alentours de 9 h 30, par une brigade de Longjumeau, suite à l’alerte donnée pour l’abandon d’une Audi TT en bord de route. La porte de la maison est ouverte, les collègues entrent, trouvent une procession de sangsues qui les oriente vers la cave. Il est évident que « Jack » voulait qu’on arrive sur le corps au plus vite.
— Jack ?! lâcha Robillard, un bâton de sucette coincé entre les dents.
— Oui, on va l’appeler Jack. Comme l’Éventreur. Notre Jack n’a pas grand-chose à lui envier. Et puis c’est court, simple, même toi tu devrais pouvoir le retenir. Bon, tout le monde a eu le temps de regarder le PV de constatation de Sharko ? Parfait. Pascal, tu nous fais un point sur Ramirez ?
Robillard avait posé ses avant-bras devant lui, sur la table. Deux véritables gigots.
— Julien Ramirez, 31 ans, célibataire, sans enfants. Un casier fourni que je dois encore éplucher, avec notamment de la taule de 2008 à 2012 pour agression, détention d’arme et tentative de viol. Son identité apparaît aussi dans le STIC pour des erreurs de jeunesse et des actes satanistes : profanations de tombes, cruauté envers les animaux, ce genre de choses… Après 2012, plus rien dans le casier, il disparaît des écrans radar. Visiblement rangé.
Lucie ne perdait pas une miette de ce résumé. Franck avait vu juste : rien, dans les fichiers, n’avait permis à Robillard de tisser le lien avec l’affaire Laëtitia Charlent, où Ramirez n’avait été interrogé que comme témoin. Le lieutenant ignorait par ailleurs tout du passé psychiatrique de Ramirez.
— Il habite du côté de Longjumeau et bosse à son compte dans la déco et le petit œuvre pour des habitations individuelles un peu partout dans l’Essonne. Vu ce qu’on a découvert dans sa chambre, on suppose qu’il fréquentait une fille.
Manien afficha une photo de la pièce en question.
— Fille qu’on doit retrouver à tout prix. Elle a selon toute vraisemblance fui dans la précipitation par la fenêtre. Mais pourquoi n’a-t-elle pas prévenu les forces de l’ordre ? Connaît-elle l’assassin ? L’a-t-elle vu ? Jacques, t’étais là-bas toute la journée. Un début de piste ? Et le bide, ça va mieux ?
— Vu le temps que j’ai passé aux toilettes, je connais le nombre exact de carrelages sur les murs, mais ça va… Non, rien. Ni sur elle ni sur lui. Pas de voisins, personne ne le connaît ni ne le voit jamais. Juste sa camionnette, de temps en temps. Comme il bossait seul, pas de collègues, je vais creuser du côté de ses clients. J’ai vérifié les itinéraires du GPS, il ne devait pas l’utiliser souvent, l’historique est vide. Coup d’œil rapide au GPS du camion également. Rien là non plus, vide, à croire que ce type avait la manie de tout effacer. Sinon, tant que j’y suis… (Il lorgna ses notes.) Pas d’ordinateur, on n’a pas retrouvé de téléphone portable, il l’avait sans doute sur lui, mais comme il était à poil, on peut supposer que Jack l’a emporté. Demain matin, je ferai partir une demande aux différents fournisseurs pour savoir s’il avait un abonnement. On a embarqué factures, DVD, relevés de compte, paperasse en tout genre, et il y en a un paquet. Ça va prendre du temps de décortiquer tout ça. À ce que j’ai pu voir vite fait de sa vidéothèque, elle est principalement axée sur le SM : productions américaines référencées sur Internet, connues pour leur caractère extrême, mais rien d’illégal.