Les jumeaux succombèrent devant ce décor miniature, avec son tunnel, ses trois vaches dans les champs, son unique passage à niveau. Avec précaution, Franck prit la locomotive, souffla deux fois dessus et la positionna sur les rails.
— Elle s’appelle Poupette.
Une fois alimentée avec trois centilitres de carburant, Poupette se mit à crachoter. Franck lui donna une impulsion initiale, et elle fila comme au premier jour. Chaque tour qu’elle vainquit lui arracha des larmes qu’il s’efforça de cacher. Ce petit train, c’était l’innocence, la promesse d’un monde meilleur, mais il renfermait surtout ses souvenirs, les éclats de rire de Suzanne, sa femme disparue, et le visage de leur fille, morte dans des conditions qu’aucun père ne devrait affronter. Poupette avait continué à tourner quand Sharko s’était retrouvé au fond du trou, elle avait toujours été à ses côtés.
— Pourquoi tu pleures, papa ?
Il frotta ses larmes, lui qui ne pleurait jamais.
— Ce n’est rien. Regardez-la foncer.
Mais soudain, comme pour le contredire, Poupette montra un signe de fatigue, enchaîna encore un virage et stoppa net au milieu des rails. Les jumeaux protestèrent, ils voulaient encore la voir parader. Franck remit un peu de carburant, mais rien n’y fit, Poupette lui tenait tête. Il s’acharna, s’énerva, alla même chercher un tournevis, resserra des pièces minuscules, en vain.
— On réessaiera bientôt. Papa la réparera. Promis.
Plus tard, il coucha ses fils et se maintint là, dans le noir, à les écouter s’endormir. Ses mains de père se devaient de les protéger, comme si elles enrobaient une petite flamme vitale.
Il finit par rejoindre Lucie, ils dînèrent sans appétit, sans goût. Difficile de ne pas songer à l’affaire et aux pénibles journées à venir, à porter le masque du mensonge.
Ils s’endormirent sur le canapé devant un téléfilm sans consistance, alors que, d’ordinaire, confrontés à une telle affaire, ils auraient eu le nez dans les rapports. Un coup de téléphone les arracha du sommeil aux alentours de minuit. Lucie sursauta, et Sharko grogna comme un vieil ours. C’était son portable pro qui sonnait.
— Bellanger… Qu’est-ce qu’il veut ?
Il décrocha et mit vite un terme à la conversation, tracassé. Il se dirigea vers le portemanteau.
— Il est chez Ramirez. Il a trouvé quelque chose.
Lucie devint blanche.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il fiche là-bas à une heure pareille ?
— Je n’en sais rien, et ça m’emmerde. Il m’a juste demandé de rappliquer.
Avant de sortir, il se retourna, l’air grave.
— Ma locomotive, Poupette, est tombée en panne, elle refuse d’avancer. En plus de trente ans, c’est la première fois.
16
Franck roula avec l’angoisse pour passagère. Dans ses meilleurs jours, Bellanger était un excellent flic, un perfectionniste au flair animal, qui avait bien compris le job : s’acharner sur les détails dont tout le monde se fiche. Le genre à se poser des questions sur la position d’une douille et à ne jamais lâcher une piste à laquelle il croyait, quitte à s’attirer les foudres de sa hiérarchie. Qu’avait-il découvert chez Ramirez en pleine nuit ?
Le col de son caban remonté sur son cou, Nicolas fumait près des marches quand Sharko arriva. Chaque fois qu’il le voyait, Franck avait en tête l’image du flic détruit interprété par Brad Pitt dans Seven, de David Fincher.
À droite comme à gauche, le jardin se résumait à une succession de trous et de monticules de terre, ravages du bulldozer. Sharko éteignit ses phares et jaillit de l’habitacle avec sa tête des mauvais jours.
— Ça pouvait pas attendre demain ?
— Tu commences à te faire vieux.
— J’ai surtout une famille.
— C’est vrai que t’as cette chance, ouais.
Il balança d’une pichenette sa cigarette au fond d’un trou et montra la clé de l’entrée.
— Je me suis permis de la prendre sur ton bureau.
Sharko se demanda si Nicolas était retourné à son domicile après la réunion avec Manien. Peut-être était-il resté seul dans l’open space avec une petite lumière, de la poudre au fond des narines, face aux photos du cadavre de Ramirez et à ses vieux fantômes. Franck désigna les scellés arrachés sans précaution.
— T’aurais pu faire gaffe.
— Tu te fais vraiment trop vieux. Allez, amène-toi, c’est là-haut que ça se passe.
Ils s’engagèrent dans la cage d’escalier. Le capitaine de police lui tendit une paire de gants en latex.
— En début de soirée, j’ai contacté le collègue de Chénaix, celui qui verse dans le gothique. Bon, ce que je vais te raconter est assez caricatural, mais les chats noirs sont liés à la magie occulte, aux sorcières, au mauvais sort, et surtout au satanisme. On les utilisait de plusieurs façons pour invoquer le diable lors des rituels. On les offrait en sacrifice à Satan. On les brûlait, on les mutilait. Leurs longs hurlements attiraient les démons.
— Conneries.
— Sauf pour Ramirez, visiblement, et certains groupuscules de fêlés qui doivent encore exister de nos jours. Le piercing au gland avec le symbole sataniste, ça s’appelle un ampallang, ça a surtout un but identitaire. J’ai fait des requêtes sur les termes « Pray Mev ». « Prie Mev » ou « Priez Mev ». C’est compliqué de trouver des réponses pertinentes sur « Mev », c’est trop générique, trop court, je me dis que… que c’est peut-être une divinité, un démon, ou un chef de meute.
— Mais tu n’as rien trouvé.
— Non. Une chose est sûre, même avec quatre ans de taule, Ramirez n’a jamais abandonné le satanisme. Au contraire, enfermé dans sa cellule, il s’est peut-être davantage réfugié dans les bras du sheitan. Au légiste gothique, j’ai aussi parlé de ces traînées de sang, de ces traits devant les portes. Selon lui, on retrouve ces rites de dispersion de sang dans de nombreuses traditions où l’on croit aux esprits et à la sorcellerie. On égorge des animaux domestiques, la plupart du temps des poulets, et on répand le sang devant les issues ou autour des endroits de vie. Ces barrières sont censées protéger le foyer et ses habitants des esprits malfaisants, et plus particulièrement du diable.
— OK. Admettons, Raminez a toujours été dans ce trip-là, diable et compagnie, et la prison n’a fait qu’amplifier le phénomène. Mais c’est paradoxal, ce que tu me racontes. Si Ramirez est sataniste, il ne repousse pas le diable, il l’invoque.
— Justement. Pas de barrière de sang à la porte d’entrée ni… (il s’arrêta devant une porte fermée) dans cette pièce. Il n’interdit pas au diable d’entrer chez lui, au contraire. Il le guide jusqu’à ces quatre murs.
— Au cas où le diable aurait oublié son GPS et se perdrait.
Mince sourire de Nicolas, devenu trop rare sur son visage.
— Tu te rappelles les tags de motos et de voitures sur les murs de cette pièce ? Pas vraiment l’ambiance sataniste, ces tags, tu ne trouves pas ? Avec un type capable de répandre du sang partout dans sa baraque, de tuer des chats noirs et de profaner des tombes à 17 ans, on s’attendrait plutôt à des dessins de pentacles, des croix inversées, des 666, ce genre de conneries.
Nicolas ouvrit la porte. Il avait arraché la tapisserie taguée et mis au jour une fresque démente, précise, élaborée, sur tout un pan de mur. Les dessins d’une minutie extrême avaient été réalisés à l’encre noire, non sans talent. Deux monstres ailés, velus, au museau de loup et à la langue pendante, arrachaient des femmes et des hommes à leurs familles, leurs griffes rétractées sur les bras innocents. À l’arrière-plan, un gros monstre rouge engloutissait de petites silhouettes.