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Le responsable à leurs côtés dictait des ordres dans son talkie-walkie. Il leva les yeux. Une pluie de têtes de poissons, de calmars et d’abats se déversa depuis la surface de l’eau. Tout là-haut, le personnel jetait des seaux de nourriture dans l’espoir de détourner l’attention des requins, d’étourdir leur odorat surdéveloppé. L’œil vitreux d’une ex-dorade coula le long de la paroi. La foule se tut. Les visiteurs commençaient vraiment à prendre la mesure de ce qui se déroulait devant leurs yeux : un homme devenu fou risquait bien de se faire déchiqueter.

La nourriture n’y changea rien : une folie tout animale régnait dans le bassin, comme une contamination au sang humain, chaud et à l’odeur enivrante. Les bêtes avaient conservé leurs instincts de chasse, de survie, ces mêmes instincts primitifs qui poussaient les requins-taureaux à s’entre-dévorer dans l’utérus maternel, pour que seul le plus fort naisse.

Et le plus fort régnait là, dans ce bassin, avec ce souvenir de cannibalisme enfoui dans les abysses de son cerveau reptilien. Manger pour survivre. Manger pour se reproduire et perpétuer l’espèce. Manger, parce que c’était inscrit dans les gènes de tous les êtres vivants.

Un requin-tigre lança la première attaque. Il effleura sa proie et bifurqua soudain pour arracher net la main entaillée. Le masque du plongeur disparut derrière des bulles de douleur et, dès lors, il essaya de regagner la surface en mouvements confus, comme s’il réalisait tout juste l’imminence de sa mort. Il parcourut trois mètres à la verticale, puis fut tiré vers la gauche par une mâchoire accrochée à son mollet.

Le reste ne fut que boucherie.

La hargne sanguinaire des requins ébranla la masse de curieux agglutinés. Cris, pleurs, évanouissements. Ceux aux premières loges voulaient fuir, comme si les squales allaient briser les vitres pour les dévorer eux aussi, mais ceux du fond, qui ne voyaient rien, faisaient barrière. Embarqués par une vague de spectateurs, Philippe et Lucas se retrouvèrent comprimés là, incapables de s’échapper. Le gamin vit un chausson en néoprène couler juste devant lui, un pied arraché encore à l’intérieur.

Quand la salle put enfin être évacuée, seules demeuraient la bouteille d’oxygène jaune du plongeur enfoncée dans le lit de sable, pas loin de sa tête, et une farandole de lambeaux de matière en suspension dans l’eau à peine trouble. Les six litres de sang de ce qui avait été un corps de soixante-douze kilos, dilués dans la masse liquide de l’aquarium, ne se voyaient même plus. Un escadron de requins avaient repris leur danse tranquille, leurs congénères les plus rassasiés s’étaient réfugiés dans un coin, à l’abri, derrière des rochers. Une journée ordinaire pour eux, pimentée par un petit extra.

En dépit des traumatismes psychologiques qu’affronteraient Philippe et Lucas dans les semaines à venir, une image resterait gravée à tout jamais dans la mémoire du père : le regard du plongeur juste avant l’attaque des dents de la mer.

Celui du défi.

1

Athis-Mons, banlieue sud de Paris

Environ six mois plus tard, septembre 2015

— Il faut savoir que ton oncle s’était aménagé un bureau sous les combles, c’était son territoire et je n’y allais presque jamais. Il y avait tellement de maquettes d’avions là-haut que tu ne pouvais pas circuler sans en écraser une. Pas grand-chose d’autre ne comptait en dehors de son métier et de ses avions.

Les avions… Lucie Henebelle se rappelait bien ces petits morceaux de souvenirs. Quand elle était toute jeune déjà, Anatole en fabriquait avec du papier, du carton ou même du contreplaqué. Il emportait ces merveilles sur les plages du Nord et les projetait depuis le sommet des dunes de Malo-les-Bains, devant sa nièce à couettes blondes, folle de joie. Le temps avait passé. Trente ans plus tard, Anatole était mort, terrassé en pleine nuit par une crise cardiaque.

Régine lui tendit une pochette à élastiques. Alors que son mari avait été du genre compact et enrobé, elle était tout en verticalité, avec un front haut et des cheveux aux amples boucles irrégulières. Elle claudiquait et se déplaçait alourdie d’une canne depuis une dizaine d’années, ce qui ne l’empêchait pas de conduire ou de vadrouiller partout dans le quartier. Ici, tout le monde la connaissait.

— Ce que tu as entre les mains était caché au fond d’un tiroir verrouillé, dans les combles. Ça concerne sa dernière affaire, la disparition de Laëtitia Charlent, une jeune femme de 20 ans.

Lucie n’en avait jamais entendu parler. Elle vivait à une demi-heure de la petite cité résidentielle d’Athis, mais venait rarement rendre visite à cette partie de la famille. Ses jumeaux, son rythme de fou à la police criminelle du Quai des Orfèvres, les soucis quotidiens à gérer. Elle fit claquer les élastiques de la pochette.

À l’intérieur s’accumulaient une vingtaine de photocopies de procès-verbaux, des imprimés de casier judiciaire, des pages extraites d’un dossier de procédure pénale, une multitude de clichés en vrac. Sur les premiers d’entre eux, on distinguait une jeune métisse aux allures de garçon manqué, visage lumineux, cheveux noirs en frisettes de mouton, un piercing agrémenté d’un diamant au nez.

— C’est elle, la disparue. Laëtitia Charlent. Elle est belle, hein ? Et lui, la sale gueule sur les autres photos, là-derrière, c’est Julien Ramirez.

Lucie scruta les traits de l’individu d’une trentaine d’années, cheveux bruns ondulés, visage de silex aux arêtes tranchantes. En effet, il avait une sale gueule, avec son menton en galoche, ses joues crevassées qui arrondissaient une bouche en cul de poule, sans oublier ses yeux de loutre noirs et luisants. Son casier judiciaire mentionnait une peine de prison à Fleury, de 2008 à 2012, pour agression, détention d’arme illégale et tentative de viol. Une copie du dossier saisi par le greffier lors du procès était jointe.

— Il habite entre Longjumeau et La Ville-du-Bois, dans une maison isolée en retrait de la RN20, proche du bois, poursuivit la tante. Tu sais, pas très loin de l’antenne-relais téléphonique qui borde la nationale. C’est à tout juste quinze kilomètres d’ici.

Régine lui tendit un bloc de silicone bleu, qui était posé sur la table où fumaient deux tasses de café.

— Environ une semaine avant que ton oncle décède, ce kit de silicone est arrivé à son nom par la poste. Anatole m’a expliqué l’avoir commandé sur Internet, et que c’était pour ses maquettes d’avions. Mais il a menti.

Lucie constata, en effet, l’empreinte d’une clé sur l’une des faces du bloc. Sa tante sortit de sa poche la pièce métallique qu’elle fit coïncider avec l’empreinte.

— Ce bloc, il l’a utilisé pour mouler cette clé. Son bon de retrait au Carrefour de La Ville-du-Bois était dans la pochette à élastiques. Je suis allée dans la galerie marchande du magasin, avant-hier, avec le papier, en échange duquel le technicien m’a donné cette clé et rendu le silicone. D’après ce qu’il m’a raconté, Anatole avait déposé le moule trois jours avant son infarctus, le… 7 juillet, exactement.

— Il y a deux mois et demi.

— Déjà, oui. Anatole n’a pas eu le temps d’aller récupérer la clé. J’avais peur qu’après tout ce temps ce soit cuit, mais, Dieu soit béni, le gars l’avait mise de côté. Il est quasi certain qu’il s’agit du double d’une clé d’entrée. Et moi je confirme : c’est chez Ramirez que ton oncle voulait pénétrer. Je ne sais pas comment il a réussi à mouler la clé de ce type. Peut-être en fouillant dans son fourgon, ou en se faisant passer pour quelqu’un qu’il n’était pas. Après tout, Ramirez n’a jamais su qu’Anatole enquêtait sur lui.