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L’autre concernait une affaire de meurtre.

18

La 306 sérigraphiée de la police nationale dévorait le ruban d’asphalte, direction Looze, un bled paumé à une trentaine de kilomètres d’Auxerre. L’Yonne, pays des forêts flamboyantes, des champs lumineux, des cerfs massifs, héritiers de siècles de traque et capables de vous plier le capot au prochain virage. En ce début d’automne, la nature était presque apaisée, à l’opposé de Sharko, forcé d’intérioriser, de faire bonne figure, d’être satisfait de cette piste qui s’offrait déjà à eux, mais ressemblait aux prémices d’un cauchemar éveillé. Il n’avait presque pas décroché un mot durant le trajet, et il ne fallait pas compter sur Bellanger sur ce point. Au fil des mois, une distance s’était creusée entre les deux hommes, leurs sujets de conversation s’étaient taris. De quoi pouvait-on discuter quand l’un avait tout — une femme, des enfants, une maison et un morceau de bonheur — et l’autre rien ?

Nicolas quitta l’autoroute A6 et roula une dizaine de minutes sur des routes qui semblaient mener au bout du monde.

— D’après le GPS, on y arrive. J’avais dit vers 13 heures, on a une heure de retard. Ça va.

Il chercha un ancien château d’eau, d’après les explications fournies par téléphone. Sharko le désigna dans une trouée d’arbres, au bout d’un chemin de terre qui s’enfonçait dans la végétation. Ils se garèrent derrière une voiture de gendarmerie, de laquelle sortit un homme aux larges épaules, engoncé dans sa tenue réglementaire, des rangers à la casquette bleu marine. Il tenait deux lampes torches et une pochette à élastiques. Échange de poignes viril.

— Capitaine Jacques Saussey, SR[4] de Dijon.

— Capitaine Bellanger, c’est moi que vous avez eu au téléphone. Désolé pour le retard. Et voici le lieutenant Sharko. Drôle d’endroit pour une rencontre, non ?

— Le lieu du crime, c’est un bon moyen de couper la poire en deux. Suivez-moi. Et prenez cette torche, vous en aurez besoin.

Bellanger avait gardé ses réflexes de meneur d’équipe, bien que Sharko le devançât hiérarchiquement au sein de leur groupe. Mais ce dernier laissa couler. Ils avancèrent sur le chemin. Le château d’eau, même s’il était visible, se trouvait à quelques minutes à pied.

— On a donc un point commun, vous et moi, résuma le gendarme. Nous disposons chacun d’une balle et d’une douille de calibre 9 mm, qui présentent exactement les mêmes caractéristiques balistiques d’après le système CRIBLE. Donc, sorties de la même arme.

— Tout à fait. Ces projectiles identiques sont la charnière entre nos deux affaires. Nous cherchons le même assassin.

Sharko gardait le silence à leurs côtés. Lui connaissait les deux assassins : Lucie qui avait abattu Ramirez d’un côté, Ramirez qui avait tué la victime du château d’eau de l’autre. Quelle horreur c’était de voir des collègues bâtir l’édifice de leurs enquêtes respectives sur de fausses hypothèses.

— Vous commencez ? fit Nicolas.

— Très bien. L’historique de l’arme, tout d’abord. Utilisée pour un petit braquage en janvier 2010 dans une supérette de la banlieue parisienne. L’auteur, un certain Alex Jambier, tire une fois en l’air pour impressionner, ce qui permet aux policiers de récupérer la douille et la balle et de rentrer les données techniques dans les fichiers. L’individu est arrêté quinze jours après son casse. Il a déjà refourgué l’arme, mais il peut la décrire précisément : il s’agit d’un HK P30 américain dont vous avez toutes les caractéristiques dans le dossier balistique. Faut savoir que Jambier est encore en cage à l’heure où je vous parle, pincé pour trafic de drogue il y a quelques mois, et qu’il n’a rien à voir avec mon affaire de meurtre. On a essayé de rechercher entre quelles mains cette arme aurait pu circuler, en vain. Sa trace est complètement perdue.

Ils approchèrent de l’édifice en forme de champignon, au béton rongé jusqu’à la moelle par du lierre, des orties, des broussailles. Une épave à ciel ouvert. Même les branches des arbres accolés venaient le vampiriser.

— Concernant le meurtre, à présent… Nous avons été saisis il y a une quinzaine de jours, le 5 septembre. Deux jeunes promeneurs qui aiment traîner dans les endroits désaffectés pour les photographier ont découvert le corps. Ils ont immédiatement informé les gendarmes de Joigny, à quelques kilomètres d’ici. Compte tenu de l’envergure du crime, l’affaire est d’abord remontée à Auxerre, puis chez nous, à Dijon.

Une chaîne et un cadenas, dont Saussey avait la clé, étranglaient la grosse porte rouillée du château d’eau. Les rubans à sceller posés par les gendarmes pendaient, décollés par l’humidité de la végétation.

— Ça fait plus de dix ans que ce château d’eau est à l’abandon, on dirait même que la forêt a poussé autour. Interdit d’accès, évidemment, car dangereux. J’espère que vous avez la forme, il y a un paquet de marches. Et longez bien les murs, il n’y a rien pour se tenir.

Le faisceau de sa lampe dévoila une structure interne impressionnante. De larges marches filaient en hélice vers le sommet, scellées à la paroi grise, sans rambarde de sécurité. Le cylindre s’élevait, étroit, oppressant, pareil à un piège mortel. Plus ils montaient, plus Sharko avait paradoxalement l’impression de s’enfoncer dans le mensonge.

— On pense que la victime était vivante avant d’arriver là-haut, sans doute menacée par l’arme à feu à l’origine de notre rencontre.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Les difficultés d’accès, mais surtout, les tortures, vous verrez. L’assassin voulait un endroit isolé, où il pouvait avoir le contrôle sur les alentours et où il pouvait prendre son temps. Parce que du temps, il en avait besoin.

Les respirations se firent plus saccadées. Après une centaine de marches, les trois hommes franchirent une trappe et se confinèrent dans la tête du château d’eau. Seul un petit trou percé dans le béton, sous les semelles de Sharko, permettait de distinguer la vertigineuse structure hélicoïdale tout juste empruntée. Avec sa torche, le gendarme Saussey éclaira les traces de sang encore au sol.

— C’est là qu’on a retrouvé le corps.

La présence de sang se résumait à une pluie de gouttes éparses. Le capitaine Saussey ouvrit sa pochette à élastiques et tendit des photos à Nicolas. Il les observa en silence, sous le faisceau de sa propre lampe. Sharko jeta un œil à son tour. Chaque geste, chaque parole résonnait contre les parois.

— On lui a bousillé les dents, tiré une balle en plein visage, coupé les dernières phalanges pour éviter toute possibilité d’identification. Tortures sur tout le corps au couteau, brûlures de cigarette sur les parties génitales. La victime a morflé. La montre à son poignet était cassée, on a trouvé de petits éclats de verre du cadran par terre. Coup de bol, et ce n’est pas souvent que ça nous arrive, elle nous a permis de dater précisément sa mort. Elle indiquait le 31, 23 h 50. Le 31 août, a estimé le légiste, car le corps aurait été dans un état dix fois pire s’il avait passé tout le mois d’août ici, à pourrir. Pour le moment, il repose dans un tiroir de la morgue de Dijon et on ignore toujours qui il est. Individu masculin de 25, 30 ans, corpulence moyenne, yeux bleus, cheveux bruns et courts, type européen, grosse tache de naissance au niveau du cou.

Franck parcourait les clichés un à un, le visage croqué par l’obscurité. Le cadavre, debout, dénudé, semblait avoir été aspiré de l’intérieur. Des tatouages sur le torse, l’épaule et le mollet droits. Ses poignets, attachés au-dessus de sa tête par une corde reliée à un pieu incrusté dans le mur. Et une grosse tache pourpre au niveau de la gorge, en effet.

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Section de recherches.