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— Pourquoi il a fait ça ? À quoi ça rime de nourrir des sangsues ?

— Ça reste à définir. Mais le plus intéressant, c’est que le véto a trouvé deux tatouages encore lisibles sur deux des chats, les plus récents. Les deux animaux proviennent de la SPA de Gennevilliers. Selon lui, Ramirez se fournissait là-bas et non dans la rue comme on le pensait : il est quasiment impossible d’attraper des chats qui traînent dehors. Alors des chats noirs spécifiquement, c’est encore plus difficile…

— Il n’a pas tort.

— Or, on ne donne pas dix chats noirs à la même personne sans qu’il y ait au moins un contrôle de la SPA. D’après le véto, si Ramirez prenait vraiment tous ses chats au centre de Gennevilliers, alors quelqu’un était de connivence pour les lui fournir.

— Ça vaut le coup de creuser. Au pire, on aura des dates d’adoption, ça permettra peut-être de mieux comprendre comment Ramirez fonctionnait. Au mieux, celui qui lui fourguait les chats est au courant de quelque chose. Peut-être la fille aux menottes ? Pourquoi pas ?

— Je m’en charge, fit Sharko, je passerai là-bas demain matin.

— La piste est intéressante. Je t’accompagnerai.

Franck acquiesça sans rien dire, mais il rageait. Avec Lucie, ils saluèrent leur collègue et n’échangèrent aucun mot tant qu’ils ne furent pas en sécurité dans la voiture.

— Tu crois que la fille aux menottes peut travailler à la SPA ? demanda Lucie. Que c’est elle qui fourguait les chats à Ramirez ?

— On en aura le cœur net demain.

— Nicolas sera là. Comment tu vas gérer si… si c’est elle et qu’elle reconnaît ta voix, par exemple ?

— J’en sais rien. En attendant, je dois aller faire un tour chez Ramirez. Faut que je vérifie un truc.

Il resta mystérieux jusqu’à destination. Il pénétra dans la maison et scruta les objets remontés de la cave et entassés dans le salon. Puis il s’empara d’un double des clés de la camionnette, trouvé dans un tiroir. Lucie le suivait sans rien dire, n’y comprenant pas grand-chose.

Sharko ouvrit les deux larges portes arrière du fourgon et y grimpa. Sous le faisceau de sa torche, il découvrit des outils de chantier, des pelles, des seaux, des rouleaux et des pots de peinture, posés pêle-mêle devant une carte du département des Yvelines qui tapissait une paroi latérale. Le visage grave, Franck éclaira des bidons d’essence de térébenthine et de nombreux chiffons posés à même le sol, imbibés du produit. Lucie restait derrière lui.

— Bon Dieu, Franck, on débarque ici à 21 heures, tu ne me dis rien et tu te mets à fouiller dans un fourgon. Tu vas enfin m’expliquer ce qui se passe ?

Franck ressortit avec l’essence de térébenthine et les chiffons, fourra le tout dans son coffre.

— Il y avait de l’essence de térébenthine sur la victime de l’Yonne, c’est écrit noir sur blanc dans le rapport de toxico. Le seul endroit où il y a de la térébenthine ici, c’est dans la camionnette. Autrement dit, Ramirez a utilisé son véhicule pour transporter notre individu anonyme et vivant jusqu’au château d’eau, afin de le torturer et de l’achever là-bas.

— Mais pourquoi tu embarques tout ça ?

— Je préfère éviter qu’on n’en vienne à déduire que c’est Ramirez qui a retenu prisonnier et transporté l’autre. Chaque pas, même infime, qui rapprochera l’équipe de la vérité représentera un danger pour nous. Autant brouiller les pistes.

Ils se remirent en route. Lucie avait froid, un froid permanent qui semblait l’habiter depuis cette nuit-là. Chaque jour, ils s’empêtraient davantage dans le mensonge, et elle songea curieusement à un sous-marin qui s’engouffrait dans les abysses noirs. Comme l’océan, le mensonge avait-il un fond sablonneux qu’on ne pouvait franchir ? Elle se recroquevilla, silencieuse. Une fois sur la nationale 20, Franck lui attrapa la main gauche d’un geste débordant de tendresse.

— Quand l’enquête se tassera et que tout ça sera terminé, j’aimerais que tu fasses quelque chose pour moi.

— Quoi ?

— M’épouser.

20

Nicolas aimait contempler les bords de Seine dans ces moments où la majeure partie des Parisiens sombrent dans le sommeil. Les caresses orangées des réverbères sur les quais, les lentes oscillations du fleuve au pied des ponts, la paresse langoureuse des péniches. Leurs bureaux au troisième étage du 36, quai des Orfèvres offraient une vue divine dont il ne pensait à profiter qu’aux heures tardives, celles où Paris reprend son souffle. Seul dans leur open space et dans les couloirs vides, il se sentait bien. Presque en paix.

Il pensait à l’affaire, à ces corps suppliciés, martyrisés, outragés, qu’il avait fallu endurer, ces quatre derniers jours. La scène des diables chez Ramirez. Quel lien existait-il entre la victime du château d’eau et celle de Longjumeau ? Elles appartenaient vraisemblablement au même groupe, Pray Mev, mais pourquoi ces tortures ? Quel avait été leur crime aux yeux de l’assassin ?

Il observa le calque trouvé dans la trappe. Ces treize points à première vue répartis au hasard. Mais il ne pouvait s’agir de hasard. Nicolas essaya de les relier mentalement par des traits, d’imaginer un dessin caché là-derrière, comme ces jeux qu’on faisait en étant mômes. Il regarda encore une fois les photos de la fresque dissimulée derrière la tapisserie, les treize personnages, les deux diables soumis au diable glouton. Il avait pensé à superposer le calque à la fresque, sans résultat.

Perdu dans ses réflexions, il parcourut la pièce vide, son territoire depuis toutes ces années. Il en connaissait chaque recoin, les murs lui parlaient, il savait qui avait accroché quel poster, et pourquoi. Dire qu’il l’avait dirigée, cette équipe, non sans succès, pour se retrouver, aujourd’hui, simple numéro 2 de groupe. Une sacrée promotion !

Aigri, il s’approcha du bureau de Lucie et souleva le cadre avec la photo des jumeaux. Qu’ils grandissaient vite ! Nicolas regrettait parfois de ne plus être aussi proche du couple, ils avaient été bons amis par le passé. Mais il ne supportait plus de les envier. Malgré tout ce qu’on pouvait raconter sur eux, ils étaient heureux.

Il se traîna à la fenêtre, aperçut deux ombres longer les quais, puis se serrer l’une contre l’autre face aux eaux palpitantes, et rester là sans bouger. Depuis la mort de Camille, Nicolas n’avait plus touché une femme. Deux ans, bon Dieu, et il était incapable de passer à autre chose. En observant secrètement ce couple, il songea à ces animaux qui vivent ensemble le plus longtemps possible, et au survivant qui se laisse mourir à la disparition de son partenaire. Il leur ressemblait, au fond. Sans Camille, il se consumait à petit feu.

Au bout de cinq minutes, les amoureux remontèrent l’escalier et se volatilisèrent dans le gris noir d’un trottoir. Nicolas abandonna un regard sur le fleuve, de nouveau livré à sa solitude, ces ponts qui le chevauchaient, ces escaliers à l’assaut de ses quais.

Une étincelle brilla alors dans ses yeux.

Il se précipita vers l’immense carte de France scotchée au mur juste à côté de celle de Paris et fit courir son doigt le long de l’interminable langue d’asphalte qui reliait Paris à Marseille : l’autoroute A6. Il pointa Longjumeau, puis les environs du château d’eau, du côté de Joigny. C’était visible comme le nez au milieu de la figure : les deux meurtres avaient eu lieu à quelques kilomètres seulement de l’autoroute. Moins de vingt minutes de route entre la sortie de l’A6 et le lieu du crime. Un sacré point commun.