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Nicolas sentit l’adrénaline se déverser dans ses veines, peut-être tenait-il un début de piste. Il alla regarder le calendrier, avec l’espoir que le 31 août ne tombe pas un week-end. Bingo, un lundi. D’après les rapports des gendarmes, on savait qu’aux alentours de minuit, ce dernier jour d’août, l’assassin tuait dans le château d’eau.

Et si, cette nuit-là, il était venu et reparti par l’autoroute A6 après avoir commis son meurtre ? Les gendarmes de Dijon n’avaient sans doute pas exploré cette piste, parce qu’un seul meurtre ne permettait pas de faire ce genre de supposition.

Un lundi 31 août, en pleine nuit dans l’Yonne… Il ne devait pas y avoir un trafic extraordinaire à la gare de péage de la sortie 18 de l’A6 menant à la D943, qui s’enfonçait en pleine campagne, celle-là même qu’il avait empruntée plus tôt avec Sharko pour se rendre au château d’eau. Nicolas savait que, pour éviter les fraudes, et plus particulièrement le « petit train » — une voiture collée derrière une autre pour ne pas payer —, les sociétés d’autoroute photographiaient en toute discrétion les plaques avant et arrière des véhicules, grâce à des caméras situées au niveau des barrières. Quand une plaque avant ne correspondait pas à une plaque arrière dans le même cycle d’ouverture de la barrière, le véhicule suiveur fraudait. Les sociétés accédaient alors au système d’immatriculation afin de gérer elles-mêmes les infractions.

Un système récent qui allait peut-être donner un grand coup de pied dans la fourmilière de l’enquête. Ça valait la peine de visualiser les clichés de cette nuit-là. Une même voiture s’était peut-être présentée au péage dans un sens aux alentours de 23 heures, puis dans l’autre sens après le meurtre.

Il alla s’enfermer dans les toilettes et sortit son couteau suisse, un morceau de paille biseautée ainsi qu’un petit sachet de poudre blanche. Avec le tranchant du couteau, il dessina un trait de coke qu’il sniffa avec la paille. Il s’y prit à deux reprises, histoire de récupérer les derniers milligrammes, puis s’essuya le nez. Il nettoya avec soin les rebords du lavabo et la lame de son couteau.

Il prit la route, direction l’Yonne, sans prévenir personne. Ras le bol des procédures qui ne faisaient que les ralentir, Manien pouvait allait se faire foutre.

Les stations d’autoroute ne fermaient jamais, il trouverait quelqu’un pour lui ouvrir les portes. Il coupa par les boulevards droits et vides de la capitale, attaqua l’A6b au niveau de Gentilly puis l’A6, écumée par une poignée de travailleurs nocturnes ou anonymes qui rentraient chez eux. Nicolas imagina le tueur parmi ces conducteurs. Un type qui devait se rendre chaque jour au travail, qui riait avec ses collègues et avait peut-être une famille. Comme les assassins de Camille.

Plus de deux heures trente d’une route déjà empruntée dans la journée. Mais il se sentait bien, à croquer l’asphalte, la radio en sourdine, la drogue à l’assaut de ses sens. La cocaïne ne le faisait pas délirer, au contraire, les cristaux accroissaient sa capacité à réfléchir, ils constituaient un deuxième cerveau en pleine forme venu se greffer sur le premier, trop fatigué. Il aimait la nuit, son néant, ses esquisses à peine suggérées, les lampadaires dont les lueurs orangées se ramifiaient sur son pare-brise comme des réseaux de neurones. La nuit… Son territoire, désormais. Le grand théâtre des âmes en peine.

À 3 h 35, emmitouflé dans son blouson — il devait faire à peine douze degrés —, il se gara devant un bloc blanchâtre à droite du péage de Sépeaux, en face des bureaux de la station d’autoroute où seule brillait une petite lumière. Nicolas se demanda comment on pouvait travailler dans un endroit pareil, à fleur de bitume et dans les odeurs de gaz d’échappement, au milieu de nulle part. L’ennui à l’état pur.

Il alla frapper. Un type à la grosse moustache grise et aux yeux comme des billes lui ouvrit. Chemise en vrac, cheveux hirsutes, gueule enfarinée. Nicolas l’arrachait sans doute à des activités passionnantes.

— Quoi ? Encore une barrière qui marche pas ? Y en a marre de…

Nicolas coupa court et brandit sa carte tricolore, y allant aux tripes, sans fard ni paperasse.

— Quai des Orfèvres. Je suis venu consulter les photos des caméras de surveillance. Les entrées et sorties d’autoroute dans la nuit du 31 août.

L’homme se gratta l’arrière du crâne. Le Quai des Orfèvres, quand même… C’était sûrement la première fois qu’il affrontait ce genre de situation, et il ignorait comment réagir.

— Pourquoi vous allez pas directement à Dijon ? Ils ont l’habitude, c’est eux qui centralisent et…

— Je sais que vous avez envie de retourner vous coucher, qu’il n’y a rien de marrant à être ici à s’emmerder toute la nuit, et c’est encore moins rigolo quand un flic débarque. Mettez-moi juste devant l’ordinateur, je me débrouillerai.

— Je veux bien, mais vous ne devriez pas avoir un papier officiel ?

— On la fait à l’envers, papy. Je consulte d’abord et, si je trouve quelque chose, dans la journée, vous avez une réquisition judiciaire du juge. On fait souvent ça, on n’a pas de temps à perdre avec la paperasse.

Nicolas savait surtout qu’aucun juge ne risquerait de prêter crédit à son idée. Après une hésitation, l’employé s’écarta, et Nicolas entra dans le bâtiment. Papy se montra en définitive coopératif. Il orienta son invité surprise vers une pièce sommaire, munie du strict nécessaire, et lui lança le logiciel.

— Les données sont stockées sur un serveur à Dijon, mais je dispose d’un accès. On les garde un mois, et on efface. Vous seriez venu dans une semaine, c’était mort.

— On va dire que j’ai de la chance, alors.

L’homme expliqua les manipulations à opérer et lui apporta même un café.

— C’est ma femme qui l’a fait, il est bon et la Thermos le garde chaud toute la nuit. Vous cherchez quoi, au fait ? Les fraudes, elles sont gérées automatiquement, c’est pas ça que vous voulez, je suppose ? Alors c’est quoi ?

— Le diable. Je cherche le diable.

— Ben, bon courage, alors. Y paraît que le diable se cache dans les détails.

Nicolas resta seul devant son écran. Les photos étaient archivées par ordre chronologique et par voies. Les voies 1 et 2 géraient les sorties, les 3 et 4 les entrées sur l’A6. Un logiciel s’occupait de tout et permettait d’afficher les plaques d’immatriculation suivant différents critères. Nicolas entra ses paramètres : voies 1 et 2, de 21 heures à minuit, et voies 3 et 4, de minuit à 3 heures. Il avait vu large, mais si l’assassin était passé par l’A6 comme il le supposait, son véhicule apparaîtrait forcément dans ces tranches-là.

Le logiciel moulina, et le verdict tomba : deux mille quatre cent sept véhicules avaient franchi le péage dans le sens A6 vers départementale, entre 21 heures et minuit, et « seulement » cent quatre-vingt-dix-huit dans l’autre sens, entre minuit et 3 heures.

Bon Dieu…

Il commença par le plus simple. Il lui fallut plus de deux heures pour parcourir un premier ensemble de photos et entrer les cent quatre-vingt-dix-huit immatriculations dans un fichier Excel. Et parce qu’il n’avait pas le courage de se taper les deux mille quatre cent sept photos dans l’autre sens, il réduisit sa tranche horaire de recherche : la montre de la victime s’étant brisée dans le château d’eau à 23 h 50, il sélectionna les véhicules passés entre 22 h 30 et 23 h 15. Le nombre chuta à deux cent soixante-quinze.

— Il est 5 heures. Vous n’allez donc pas rentrer chez vous ?

L’homme lui tendit un nouveau gobelet, que Nicolas accepta avec un sourire fatigué.