— Dix ? Jamais de la vie je ferais une chose pareille, sauf si elle s’appelle Brigitte Bardot.
Pascal serra sa grosse main sur la poignée de porte, mais resta toujours dehors, ce qui amusa brièvement Sharko. La grosse bête avait peur de la petite…
— Écoutez, on n’est pas là pour rien, madame. Et on n’a pas beaucoup de temps à perdre, nous non plus. Vous avez fourni un type qui s’appelle Ramirez, avec dix chats noirs en l’espace de plusieurs mois. Un sataniste, avide de rituels sanglants… Qu’est-ce que vous connaissez de lui ? Comment s’est faite votre rencontre ?
— Un sataniste ? Des rituels ? Mon Dieu, mais qu’est-ce que vous racontez ? (Elle posa son seau.) J’ai bien eu une personne venue à plusieurs reprises pour des chats noirs, deux ou trois fois… Oui, trois fois, je crois, mais jamais dix !
Elle semblait sincère, et Sharko se heurta à l’évidence : soucieux de ne pas attirer l’attention, Ramirez ne s’était pas approvisionné dans une seule SPA.
— Quelle raison il a invoquée pour adopter trois chats d’affilée ?
— « Elle ». C’était une femme.
Sharko écarta le chien, sous le coup de la révélation, et lança un regard furtif à son collègue.
— Parlez-moi d’elle.
— Une jeune, la vingtaine, je dirais. Cheveux et maquillage noir, rouge à lèvres noir, chaussures noires avec des semelles énormes. Une gothique, quoi. Elle disait adorer les chats noirs. Elle avait l’air très gentille… Mon Dieu, des sacrifices, vous dites ?
Sharko, accroupi pour caresser le chien revenu à l’assaut, y voyait plus clair. Ramirez et la fille partageaient peut-être le même délire. Satan, les sacrifices. Il devait la retrouver. Savoir ce qu’elle avait vu et entendu, la nuit de la mort de Ramirez. Le flic avançait sur un terrain marécageux. Rencontrer cette fille, c’était quitte ou double. Comment réagirait-il si elle savait quelque chose ? Si elle le reconnaissait, lui ou sa voix ? Et Robillard, qui lui collait à la peau comme une tique.
— Elle vous a laissé ses coordonnées, je suppose ?
— Oui, bien sûr. Une pièce d’identité et un justificatif de domicile sont obligatoires.
Cinq minutes plus tard, les flics détenaient un nom et une adresse : Mélanie Mayeur, Vanves.
Avant de partir, Sharko pointa un index vers l’épagneul.
— Ce chien… Je passerai le rechercher en fin de journée. Je le prends.
22
De retour de la gare de péage, Nicolas entra dans le bureau d’un coup d’épaule contre la porte, un gobelet de café dans chaque main. Il les posa sur les bureaux de Lucie et de Jacques Levallois, qui était au téléphone.
— T’as trouvé ce que je t’ai demandé dans ses relevés de compte ? murmura-t-il à l’intention de ce dernier.
Jacques lui répondit par l’affirmative d’un mouvement de menton, puis finit par raccrocher.
— Deux choses, auparavant. La première, Manien vient d’arriver, il est furax de ta petite escapade nocturne. Tu devrais faire gaffe, tu sais bien qu’il attend la faille pour te sauter dessus.
— Il ne mord pas bien fort. Deuxième chose ?
— C’était le poste de garde. Guy Demortier, le balisticien, devait te talonner. Il a des infos pour nous. Il monte.
Lucie tendit l’oreille. Le balisticien ? Pourquoi se déplaçait-il ? Qu’avait-il de si important à leur annoncer ? Nicolas fixait la paperasse sur le bureau de son collègue.
— Allez, dis-moi que tu as du concret.
— Oui, j’ai.
Mains moites, Lucie se leva et vint à leurs côtés. Deux heures plus tôt, Jacques l’avait informée que Nicolas avait localisé le véhicule de Ramirez au péage de Sépeaux, la nuit du meurtre du château d’eau, en fouillant dans les clichés des caméras de surveillance. Tout s’accélérait et, à chaque nouvelle, à chaque information qui tombait, Lucie recevait un coup de poignard dans le ventre.
Jacques hocha la tête vers les relevés de compte.
— J’ai trouvé des mouvements bancaires intéressants le 31 août et le 1er septembre, annonça Levallois. Un règlement a bien été enregistré avec la Carte bleue de Ramirez à 23 h 14, au péage de Sépeaux. Montant de 6 euros.
— Ça correspond à une entrée sur l’A6 au niveau de Massy-Palaiseau, on en a eu pour ce prix-là hier avec Franck. Donc, Ramirez venait de chez lui, du côté de Longjumeau… Quoi d’autre ?
— J’ai trois autres mouvements remarquables, la nuit du 1er septembre : l’un à 3 h 21, société autoroutière, montant de 31,40 euros. Après vérification, il s’agit du péage de Chalon-sur-Saône, et le montant est celui prélevé pour un trajet Gurgy/Chalon.
— Gurgy ? Où ça se trouve ?
— Gurgy permet une entrée sur l’A6 à environ trente kilomètres au sud de Sépeaux. Après ça, un autre mouvement a été réalisé à 3 h 50 à une station essence de Louhans, une petite ville située à une quarantaine de bornes de Chalon.
Il montra une carte sur l’écran de son ordinateur. Rien autour de la ville de Louhans, hormis des villages, et l’autoroute A6 pas bien loin. Après son meurtre, Ramirez s’était enfoncé toujours plus vers le sud.
— … Et le dernier mouvement, c’est un paiement au péage de Massy, toujours le 1er septembre, à 8 h 31, correspondant à un trajet retour depuis Chalon.
Nicolas moulina les informations sous son crâne et se dirigea vers la carte murale géante.
— OK, OK… Alors pour résumer ce que tu viens de me raconter : Ramirez part de sa maison le 31 août au soir. Il entre sur l’A6 au niveau de Massy, quitte l’autoroute à Sépeaux à 23 h 14 pour torturer et tuer sa victime dans le château d’eau. Ça veut dire qu’elle était déjà enfermée dans sa camionnette quand il a quitté son domicile… Il est malin parce que, après son crime, il ne remprunte pas le même péage : il fait quelques kilomètres dans la campagne et entre de nouveau sur l’A6 à Gurgy, histoire de brouiller les pistes. Mais il ne retourne pas vers le nord, il prend la direction de Chalon, deux cents kilomètres plus au sud. Là il sort de l’autoroute, met de l’essence, reste une ou deux heures dans le coin…
Nicolas pointa la portion de l’autoroute au niveau de Chalon, puis remonta avec son index en direction de la capitale.
— Puis il rentre chez lui par l’A6, tranquillement, le matin… Qu’est-ce qu’il est allé faire du côté de ce bled, là, Louhans ?
— Peut-être que la victime lui a lâché des infos suite aux tortures ? suggéra Jacques.
— J’en ai bien l’impression, oui. Et ça déclenche une action immédiate.
Nicolas aimait ce basculement dans l’enquête où les premières pièces du puzzle commençaient à s’imbriquer.
Le balisticien Guy Demortier frappa deux fois et pénétra dans la pièce. Un type brillant, la cinquantaine, qui faisait partie des meubles du service balistique, capable de déterminer l’origine, la date de fabrication et la composition d’une arme en un clin d’œil. Il tenait des feuilles enroulées dans une main. Nicolas lui adressa un signe amical pour le faire patienter et termina son speech.
— Si Ramirez a tué dans le château d’eau, qui a tué Ramirez ? Et comment cela a-t-il pu se faire avec la même arme ? Ça voudrait dire que Jack a utilisé le flingue de Ramirez pour le tuer ?
Sur ces mots, il pria le balisticien de s’approcher.
— Je vois que vous parlez de la fameuse arme commune aux deux meurtres et que ça vous pose un problème, ça ne m’étonne pas. Moi aussi, j’ai un souci avec elle. Ou plutôt, avec les munitions.
Lucie s’était rassise à sa place, derrière son ordinateur. Une sueur glacée lui coulait dans le dos.