— Comment tu sais que ce double est bien celui de ce… Ramirez ?
— À cause des autres photos, là-dessous. Regarde.
Tous les clichés, pris de nuit, étaient de mauvaise définition. Anatole avait mitraillé sans flash, embusqué semblait-il derrière des arbres. Sur le papier glacé, on distinguait une camionnette disposée de telle façon que ses portières arrière ouvertes se trouvaient à un mètre à peine de l’entrée d’une habitation. De toute évidence, le dénommé Ramirez transférait des sacs ou des objets lourds de l’intérieur de la maison vers le véhicule.
— Ce sont la maison et la camionnette de chantier de Ramirez. La date à l’arrière des photos indique qu’elles ont été tirées une semaine avant que ton oncle fasse la demande de moulage. À cette période, Anatole me faisait croire qu’il passait ses soirées au club de billard. Il rentrait deux fois par semaine aux alentours de 1 heure du matin. Mais j’ai réalisé hier, en découvrant tout ça, qu’il m’avait menti. Il surveillait Ramirez, la nuit.
Lucie but une gorgée de café, chahutée par les différentes révélations de Régine, qui l’avait appelée la veille et lui avait demandé de passer pour évoquer des découvertes faites au sujet d’Anatole. De là à imaginer que cela la mènerait à une affaire criminelle…
— Il faut que tu m’expliques plus précisément, ma tante, parce que je ne comprends pas grand-chose à ton histoire. Visiblement, il s’agit d’une disparition. Une victime, Laëtitia Charlent. Un suspect, Julien Ramirez. Mais ce dossier caché, ces photos, cette clé : mon oncle menait une enquête officielle, ou pas ?
— Officielle au tout début, mais avec cette pochette, cette clé, je me rends compte qu’il ne m’a pas tout dit et est allé beaucoup plus loin. Je vais te la faire courte. Il y a environ quatre mois, mi-mai, Laëtitia Charlent, placée depuis dix ans chez les Verger, une famille d’accueil, ne rentre pas du centre pour jeunes où elle passait ses après-midi. Ce centre se trouve à trois ou quatre kilomètres d’ici. Le commissariat d’Athis est averti, ton oncle mène les premières recherches de proximité avec ses collègues. Laëtitia est instable, elle a menacé à plusieurs reprises les Verger de ficher le camp. Alors, peut-être qu’elle est chez une amie, une connaissance, un foyer des environs ? Mais au bout de trois jours de recherches infructueuses, une procédure est ouverte pour disparition inquiétante et est confiée au truc pour les disparitions, là, à Paris.
— L’office central chargé des disparitions inquiétantes de personnes. L’OCDIP.
— Oui, c’est ça, l’OCDIP. Tu sais mieux que moi combien ils gèrent de disparitions par an, tes collègues. Des milliers. Le dossier s’empile avec les autres, ils ne se bougent pas les fesses pour retrouver Laëtitia. Elle est majeure. Une gamine d’origine réunionnaise qui se retrouve abandonnée dès la prime enfance, qu’on balade de foyer en foyer avant de la placer, qui menace à plusieurs reprises de disparaître… Comment ne pas privilégier la piste de la fugue ?
Régine but une gorgée de café.
— Tout ça, ça le mettait en rogne, Anatole. Il venait de prendre sa retraite mais on connaissait cette famille, ils font partie de l’association pour le Téléthon où je les vois encore plusieurs fois par semaine. Des gens bien qui se sentent toujours responsables de ce qui est arrivé. Et puis moi, je l’aimais bien, Laëtitia, c’était vraiment une bonne gamine. Enfin bref, tu connais ton oncle, il avait quarante ans de métier derrière lui et il détestait les échecs. Et puis, il disait toujours qu’on ne passe pas instantanément de « flic » à « non-flic » parce qu’on prend sa retraite. Flic un jour, flic toujours…
À 42 ans, Lucie n’avait que dix-huit ans d’ancienneté mais déjà l’impression que son job avait contaminé l’ensemble des cellules de son organisme et colonisé tous les espaces de sa vie privée. Pour sûr, son cerveau devait avoir la forme d’un flingue. Et vivre avec Franck Sharko, vingt-sept ans de Criminelle au compteur, n’arrangeait rien.
— Alors, mon oncle a continué à fouiner de son côté. Il a mené sa propre enquête.
— Exactement. Il gâchait ses journées à interroger les voisins, tout seul. À la longue, je n’ai plus supporté son entêtement, on se disputait souvent. C’était sa retraite, et il l’avait méritée ! Il n’en a même pas profité.
Elle tira un mouchoir d’une boîte et versa quelques larmes. Lucie ne se rappelait plus l’année de leur mariage, mais elle les avait toujours connus à deux, depuis sa prime jeunesse.
— Mais son acharnement a fini par payer. Au bout de trois semaines, deux témoignages différents se sont recoupés et ont mis en évidence la présence d’une camionnette de chantier grise. Quelques jours avant la disparition de Laëtitia, elle se trouvait tantôt dans une rue adjacente à celle de la famille d’accueil, tantôt à deux pas du centre pour jeunes. Un gros sigle sur la carrosserie annonçait « BÂTIMAT ». Anatole n’a pas eu de mal à retrouver l’entreprise : c’était celle de Julien Ramirez, un artisan auto-entrepreneur spécialisé dans la rénovation d’habitations.
Elle écrasa son index sur la face en papier glacé de Ramirez.
— C’était lui au volant ces fois-là, Lucie. Ton oncle, bien qu’à la retraite, a demandé à un collègue du commissariat de lancer une recherche et il a découvert que Ramirez avait déjà été condamné à de la prison pour agression et tentative de viol de 2008 à 2012. Dès lors, il a tout de suite signalé ça aux Parisiens chargés de l’enquête. Tu penses bien qu’ils n’ont pas apprécié sa démarche de cow-boy… Peu importe : le fait est que Ramirez a été interrogé en tant que témoin. Mais ils n’avaient rien contre lui, il n’a pas été inquiété.
— Comment il a justifié sa présence à proximité des lieux de vie de Laëtitia ?
— À cette période, il faisait du porte-à-porte pour faire la pub de son entreprise, il distribuait ses coordonnées. Les voisins ont pu confirmer. Ramirez n’avait aucun lien avec Laëtitia, personne ne les avait jamais vus ensemble. Et surtout, un client a été formel : au moment de l’enlèvement, il repeignait une façade à trente kilomètres de là. De ce fait, tes collègues parisiens n’ont même pas déclenché de perquisition, et Ramirez n’a jamais été placé en garde à vue. Tout ça, ça lui a mis un sacré coup, à Anatole.
Dans un soupir, elle remplit la tasse de café de Lucie, qui la remercia d’un geste.
— Je pensais qu’il avait tout abandonné, qu’il s’était résigné, jusqu’à ce que je trouve cette pochette et cette clé. Tu verras, il y a même une copie d’un morceau de dossier de procédure pénale du procès de 2008. Des expertises psychiatriques et tout. J’ai jeté un œil, ce Ramirez était un malade de la pire espèce.
Lucie repéra l’épais document.
— Le tribunal de grande instance de Bobigny… Comment il l’a obtenu, ce dossier ?
— J’en sais rien, je le découvre en même temps que toi. Par des contacts, sans doute, il connaissait du monde. Tu vois, il s’est acharné dans son coin, pour Laëtitia. Il a aussi surveillé Ramirez pour essayer de comprendre. Il me disait que ce type n’avait pas agi seul… Qu’il avait peut-être surveillé la gamine, mais pas procédé à son enlèvement. Qu’il avait forcément un complice.
Régine lui attrapa la main droite et la serra dans les siennes.