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— Essaie de ne pas oublier quand même…

Les policiers le remercièrent et changèrent de pièce. À présent, ils se tenaient debout devant une paillasse encombrée de binoculaires, de lamelles de verre, de fioles et de liquides colorés. Le chimiste à leurs côtés, Angel Vigo, était une tige de presque deux mètres, au dos un peu voûté à force de se pencher sur les éprouvettes et les microscopes. Il portait la blouse, boutonnée jusqu’au col comme s’il s’agissait d’un corset ou d’une camisole, des baskets blanches et de petites lunettes rondes à la Steve Jobs.

Lucie fixait le râtelier de treize éprouvettes trouvé chez Ramirez. Des larmes… Elle se demanda combien de temps il fallait pleurer pour les remplir une à une. Combien de larmes Laëtitia avait-elle versées, enchaînée à son radiateur, et dans quelles conditions ? Parce qu’elle en était certaine avant même que le spécialiste ouvre la bouche : ces larmes appartenaient à la jeune fille au petit anneau dans le nez.

Vigo prit l’un des tubes et le mit entre les mains de Nicolas.

— Je préférais que vous veniez, parce que… c’est peu commun, ce que je vais vous expliquer, et a priori très grave. Je n’avais jamais eu affaire à ce genre de cas. D’ordinaire, on analyse le sang, les cheveux, les poils. Mais des larmes, c’est la première fois.

Nicolas observa le contenu translucide. Qui avait-il de plus intime que des larmes ? Il se rappelait cette trappe, planquée à l’étage. Cette niche secrète. À qui appartenait le contenu de ces tubes de verre ?

— Il faut savoir que les larmes sont très riches en composants chimiques. Chlorure de sodium, enzymes, lipides, protéines et même des hormones, comme la leucine, la prolactine… Bref, elles transportent un véritable microcosme de notre expérience, de notre vécu. Elles nous racontent toutes une histoire. On est capable aujourd’hui de différencier trois types de larmes : les larmes basales, réflexes ou psychiques. Ça vous parle ?

Les deux flics haussèrent les épaules. Ça voulait dire : oui et non.

— Les larmes basales sont les plus communes, elles sont produites par l’organisme pour lubrifier nos yeux. Les larmes réflexes sont celles provoquées pour défendre l’œil suite à une agression extérieure, comme le vent, le froid, un objet… Quant aux larmes psychiques, elles surviennent à partir d’émotions, pas besoin de vous faire un dessin : tristesse, rire, déception… On connaît tous ça. Ce sont plus particulièrement celles-là qui nous intéressent.

Il leur tendit un livre d’une centaine de pages.

— Au risque de vous surprendre, ce n’est ni un rapport officiel ni une étude scientifique, mais un livre de photos réalisées par une artiste contemporaine américaine, Rose-Lynn Fisher. Elle est spécialisée en macro- et microphotographie, et elle tente de rendre visibles, par l’image, diverses manifestations physiques impalpables. Comme les émotions… Il y a trois ou quatre ans, elle a exposé au Palais de Tokyo Topography of Tears, « la topographie des larmes ». Fascinant. Fisher a passé des années à étudier des centaines de larmes d’origines différentes, les siennes et celles de proches, au moyen d’un microscope optique. Elle les a photographiées, exposées dans divers musées d’art contemporain, et en a aussi fait un livre, celui que vous avez entre les mains. Je vous l’ai dit, ça n’a rien de scientifique, mais ce livre est une bible pour définir précisément de quelle origine peuvent être les larmes contenues dans ces tubes.

Nicolas feuilleta le livre, Lucie à ses côtés. Les clichés marquaient l’esprit, ressemblaient à des villes de graphite, à des fractales ou des imbrications démentes de pièces métalliques. La véritable vue aérienne d’un territoire intérieur, de mondes miniatures portant une signature biologique. Les larmes d’espoir ressemblaient à des taches de Rorschach, celles coulées après avoir épluché un oignon s’apparentaient à de la dentelle. Chaque typographie reflétait un univers différent, propre à la situation, à l’émotion ressentie. Lucie se demanda à quoi auraient ressemblé ses propres larmes, la nuit de la mort de Ramirez.

— Et à quoi correspondent les larmes des tubes ? demanda-t-elle.

Le scientifique leur prit le livre des mains et tourna les pages. Il écrasa son index sur une photo qui occupait tout l’espace.

— Une seule et même émotion : la douleur.

Lucie imaginait Ramirez face à Laëtitia torturée, cueillant les larmes au bord de ses yeux. Vigo saisit le tube des mains de Nicolas et le remit en place.

— Il y a pour chaque tube entre trente et cinquante millilitres, ce qui donne une fourchette de mille à mille cinq cents larmes. Ceux ou celles qui les ont versées ont dû pleurer des heures, des jours, en proie à la souffrance, pour pouvoir remplir les éprouvettes à ce niveau.

— Ceux ou celles ? répéta Nicolas.

Vigo serra les lèvres, refermant le livre pour le poser sur la paillasse. Il fixa les tubes dans un soupir.

— Treize tubes. Treize concentrations de composés chimiques complètement différentes. Ces larmes appartiennent à treize personnes distinctes, je n’ai aucun doute là-dessus. Hommes, femmes, jeunes ou vieux ? Impossible à dire. Il n’y a qu’un seul et unique point commun à tous ces tubes : ils ont été remplis de douleur à l’état pur.

Tandis que Lucie fixait les éprouvettes sans plus bouger, Nicolas encaissait. Treize… Elle n’arrivait pas à imaginer. Laëtitia n’avait-elle été qu’un numéro ? Julien Ramirez s’était-il livré à douze autres enlèvements ? Avait-il torturé et tué toutes ces personnes ? Des hypothèses démentes, inimaginables, même pour un flic aguerri du 36.

Nicolas pensait à la fresque dessinée sur le mur de Ramirez. Aux scarifications sur son corps. Au fond de lui, il avait refusé de le croire, mais aujourd’hui, il se retrouvait confronté à une bien sordide réalité : treize individus avaient été emportés par les diables…

— On peut récupérer les ADN ?

— C’est ce que je dois m’attacher à regarder maintenant, en me rapprochant du labo de génétique. Mais ce n’est pas évident. L’ADN se trouve dans le noyau des cellules, or les larmes n’en contiennent normalement pas, tout comme l’urine. Mais il est possible qu’elles aient embarqué un peu de matériel génétique avec elles en coulant, ou lorsque celui qui a fait ça les a récupérées. On a peut-être une chance de trouver d’infimes squames de peau dans certains tubes, qui nous permettraient de dresser un profil ADN. Dans tous les cas, je vous tiens au courant, bien entendu.

Il leur serra la main.

— Bon courage, surtout. J’ai comme l’impression que vous allez en avoir besoin.

Une fois dehors, Nicolas contourna le bâtiment et se mit face à la Seine, les bras croisés, ses dents grinçant les unes contre les autres. Besoin violent d’un rail de coke. Il fixa l’onde tranquille de l’eau, se concentra sur les clapotements pour retrouver son calme.

— Quand Camille est morte, j’ai… j’ai eu le sentiment qu’on ne pouvait pas aller plus loin dans l’horreur. Ce qu’ils lui avaient fait… ça explosait le cadre de l’humain. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on remet le disque au début, que tout recommence. Treize personnes… Treize, tu te rends compte ? Où sont tous ces gens ? Et pourquoi ? Pourquoi ?

Il chassa du pied une giclée de gravier.