— Ramirez est mort, il est la victime, mais j’ai l’impression que c’est lui, le monstre. Il prenait les larmes de ses proies, leurs composés les plus intimes, les plus précieux. Qu’est-ce qui pouvait bien se passer dans la tête de ce malade ?
Il se sentit mélancolique au passage d’une péniche qui glissait sur le fleuve.
— J’envie les pénichards. Leur insouciance, leur liberté. Tu crois qu’ils sont heureux sur leur bateau ? Tu crois que, en étant sur l’eau, ils sont coupés de toute cette merde qui les entoure ?
— Ils paient des impôts, comme nous tous.
Nicolas médita la réponse et revint sur la terre ferme.
— À la cave, il y avait des quantités énormes de sacs de chaux vive, bien plus que pour enterrer des chats. Ça aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Et puis cette fresque, les diables, les visages effrayés… C’étaient elles, c’étaient ces personnes. Ramirez les a immortalisées en les dessinant et en se gravant un trait sur la poitrine pour chacune d’entre elles. Comme des trophées. Les corps sont quelque part dans la nature, six pieds sous terre.
— On n’est sûrs de rien.
— J’en ai la conviction. J’ai aussi la conviction qu’il aurait continué si Jack ne l’avait pas stoppé. Combien de salopards de son espèce passent à travers les mailles du filet ? J’ai du mal, Lucie. J’ai du mal à imaginer ce qu’il a pu leur faire subir. Il était en face d’eux quand ils pleuraient de douleur. Il leur a arraché leurs larmes et les a gardées précieusement pour se rappeler tout ça en se paluchant. Le pire, c’est qu’il n’était peut-être pas seul.
— Tu penses aux diables du tableau ?
— Les trois diables, oui, l’ampallang sur son sexe, qui marque l’appartenance au clan, à « Pray Mev ». Et rappelle-toi sa prudence, pas de connexion Internet, carte de téléphone anonyme… Et si Ramirez n’avait pas agi en solo, mais avec un ou des complices ? Et s’il y avait autre chose, derrière ces larmes ? Il faut que je comprenne ce qui s’est passé. Que je coince le ou les salopards qui sont derrière tout ça. Pour Camille, tu comprends ?
— On est une équipe, Nicolas. On veut tous la même chose.
— Pas autant que moi. Oh, non, crois-moi, pas autant que moi.
La sonnerie du téléphone de Lucie mit un terme à leur discussion. Elle s’écarta pour répondre à Franck.
— C’est moi. Je peux te parler ?
— Nicolas n’est pas loin, mais ça va.
— Alors écoute-moi bien. On tient la fille.
— Mon Dieu. Comment vous…
— Ne dis rien, on parlera plus tard. Robillard m’attend dans la voiture, on l’emmène au 36. Elle m’a vu, elle a entendu ma voix, mais zéro réaction. Ça veut dire qu’elle avait déjà pris la fuite quand je suis arrivé cette nuit-là chez Ramirez. Mais toi, faut pas que tu la croises, vous étiez peut-être toutes les deux dans la maison au même moment. Tu te fais redéposer au 36 par Nicolas et tu prétextes un problème avec les enfants, je ne veux pas que tu montes. Nous, on va l’interroger dans le bureau de Manien, il est parti à Dijon et ne sera pas là avant ce soir. Après avoir raccroché, tu dis à Nicolas qu’on a pêché le poisson, et que j’ai eu un appel de l’école pour Jules. Il a de la fièvre. Je te laisse.
— Attends…
Mais il avait déjà coupé. Lucie prit une grande inspiration et s’approcha de Nicolas, qui la fixait d’un air interrogateur.
— C’était Franck. Ils ont la fille.
Nicolas s’arracha du sol et se dirigea d’un pied ferme vers sa voiture.
27
Mélanie Mayeur n’avait pas exigé d’avocat mais un médecin. Sharko et Nicolas patientaient devant l’une des cellules de garde à vue qui se situaient au bout de l’étage, à une dizaine de mètres de leurs bureaux. Franck observait en silence la jeune femme à travers la vitre en Plexiglas, blanche, maigre, un vrai cadavre. Les yeux fuyants, elle tremblait devant le médecin des urgences médico-judiciaires.
Nicolas dévisagea Sharko de haut en bas.
— Tu n’as pas ton costume des grandes occasions ? Je ne t’ai jamais connu sans pendant les GAV, quitte même à faire un détour par chez toi. Surtout que ta chemise est dégueulasse. C’est quoi ?
— Des pattes de chien. Tu ne me verras plus avec ce costume, les coutures du pantalon ont fini par craquer. Avec l’âge, on prend un peu de poids et pas forcément là où on voudrait. Mais ce n’est pas un mal, comme dit Lucie, il était vraiment trop vieux.
Nicolas acquiesça et fixa le médecin qui sortait.
— Je vais vous signer le certificat qui autorise la garde à vue. Physiquement, ce n’est pas la grande forme, mais elle tiendra. C’est au niveau psychologique qu’elle a l’air d’avoir des problèmes, cette jeune femme. À l’entendre, elle est sous antidépresseurs, et je veux bien la croire vu ses tremblements. Elle semble souffrir de surcroît d’anémie, ce qui lui a valu quelques séjours à l’hôpital. Je vais vérifier ça. Elle dit qu’elle n’a rien fait et qu’on doit la relâcher.
— Bien sûr. On va lui faire livrer des petits-fours et un peu de champagne.
— Restez vigilants. Si vous prolongez au-delà de vingt-quatre heures, je repasserai pour m’assurer que tout va bien.
Après le départ du médecin, Nicolas entra et l’empoigna avec fermeté par le bras.
— On va prendre bien soin de toi.
Il l’entraîna dans le bureau de Manien et l’écrasa manu militari sur une chaise. Franck le sentait à cran, les nerfs en pelote. Il referma la porte derrière eux et enclencha un enregistreur numérique.
— Tu sais pourquoi t’es là ?
La tête rentrée dans les épaules, elle la secoua sans desserrer les lèvres. Le poignet de sa main gauche était cerclé de croûtes brunes. À l’évidence, les stigmates des menottes à dents de piranhas.
— Je comprends, poursuivit Nicolas. Il y a tellement de sujets à aborder, tu te demandes pour lequel on t’a interpellée. Je te la fais compliquée : t’es en garde à vue dans le cadre d’une enquête diligentée en flagrant délit pour des faits d’homicide volontaire sur la personne de Julien Ramirez. Et maintenant, la version plus simple au cas où t’aurais pas tout compris : t’es dans la merde.
Il se mit à tourner autour d’elle. Doucement.
— On va procéder dans l’ordre. Au fait, en ce moment, un serrurier est en train de forcer la porte de ton appart avec l’un de mes collègues, le type qui ressemble à un bulldozer. S’il y a des choses à trouver, autant nous le dire avant qu’il retourne tout, non ?
Réaction de repli. Nicolas ouvrit un dossier sur le bureau et balança une série de photos dans sa direction. Il l’incita à bien regarder le cadavre de Ramirez. Elle détourna la tête, les larmes aux yeux.
— Je vois que tu le reconnais. Ton copain était dans un sale état. Balle dans la gorge, vingt et une plaies à l’intérieur desquelles voyageaient gaiement des sangsues. Un sacré cadeau dont on se passerait bien, nous, les flics. Tu peux peut-être nous expliquer ?
Long silence que les deux policiers décidèrent de ne pas rompre. L’interrogatoire devait trouver son rythme. Elle finit par parler au compte-gouttes.
— C’est horrible, mais… c’est pas moi… J’ai rien fait, je vous jure.
Nicolas s’accroupit devant elle et lui serra la mâchoire inférieure d’une main ferme, avec l’impression que les os allaient se broyer entre ses doigts comme une coquille d’œuf.
— Et c’est parce que t’as rien fait que tu t’es tirée dans l’abattoir ?
— J’aurais pas dû, je sais, mais… j’ai eu peur.
— C’est vrai qu’on a des têtes à faire peur, surtout mon collègue aux gros muscles, fit Sharko planté sur la gauche. On va la faire courte, cocotte. Que t’aies adopté dix chats qu’on a retrouvés enterrés dans le jardin de Ramirez, on va dire que c’est pas grave. Que tu t’amuses à brûler des cierges et vénérer Satan avec des pentacles et toutes ces conneries, pas de problème. Mais que tu sois chez ton copain la nuit où il se fait buter et que tu ne dises rien à personne, ça, c’est beaucoup plus problématique. On va réaliser un prélèvement ADN qui nous confirmera en moins de vingt-quatre heures que t’étais dans son pieu et que c’est avec toi qu’il a eu un rapport sexuel avant de passer l’arme à gauche. Tu l’as tué ?