— Tiens, un café, ça te réchauffera. Fait toujours froid, ici.
Elle se redressa, ses mains étaient percluses de petites taches violacées.
— Merci…
Sharko s’assit à ses côtés. Elle se décala jusqu’à se retrouver dans l’angle de la pièce, comme un aimant repoussé par un autre.
— On a un peu piétiné ta vie, mais c’était nécessaire. Tu comprends, au moins ?
Elle trempa ses lèvres dans la boisson, l’air apeuré, ce qui pour Sharko était une réponse en soi.
— C’est bien. Dans quelques heures, tu seras dehors, le temps que le chef règle la paperasse. Tu reprendras ta vie comme avant. Tu vas aller découper ta bidoche, tu ne vas pas faire de vagues et tu vas t’arranger pour qu’on n’entende plus jamais parler de toi. Bien compris ?
Sharko parlait sur un ton ambigu, entre le conseil et la menace à peine voilée. Elle acquiesça, les deux mains autour de son gobelet.
— Parfait. T’es sûre que tu nous as bien tout raconté ? Que tu n’as rien caché ? Parce que, si on découvre que tu nous as menti ou que tu n’as pas tout dit, ce ne sera pas bon pour toi.
— Je n’ai rien caché.
Le flic prit son portefeuille dans sa veste, en sortit une carte de visite et un stylo. Il barra le numéro professionnel pour y inscrire son numéro personnel dessous. Puis il l’enfonça dans la poche du jean noir de son interlocutrice.
— Au cas où des souvenirs te reviendraient, quels qu’ils soient.
— Votre collègue m’a déjà donné sa carte.
— Fais voir.
Elle la piocha dans la poche de son jean. Sharko la scruta et l’empocha.
— C’est sa vieille carte, il ne fait jamais attention. T’aurais pu essayer de l’appeler tant que tu veux, le numéro n’est plus valable.
Il quitta la cellule, à moitié soulagé. L’affaire ne se goupillait pas trop mal. Une fois dans l’open space, encore vide à cette heure-là, il déchira la carte de Nicolas, qu’il fourra tout au fond de sa corbeille. Puis se planta devant la fenêtre.
Paris se réveillait au rythme des premiers travailleurs et des joggers matinaux, engoncés dans leurs tenues multicolores. Les quais se mirent à étinceler sous le halo vif du soleil levant. Le flic avait dû les user rien qu’à les regarder, ces quais, depuis toutes ces années qu’il travaillait dans ce lieu mythique. 36, quai des Orfèvres.
Dire que, dans deux ans, tout serait fini, les services de la PJ s’encastreraient dans de nouveaux locaux, à Clichy-Batignolles. Sharko n’avait jamais rien connu d’autre que le 36. Ses cent quarante-huit marches usées jusqu’à la corde, ses odeurs de vieux bois et de tabac, ses mansardes agonisantes, ses bureaux exigus, son séchoir où l’on entreposait parfois les vêtements faisandés des cadavres, juste sous les toits en zinc. On atteignait peut-être quarante degrés sous les combles en plein été, les locaux crachaient leur dernier souffle, mais c’était chez lui. Bon Dieu, ils n’auraient pas pu attendre encore dix ans, ces crétins de décideurs ? Le déplacer revenait à planter un cèdre du Liban en Sibérie, il n’y survivrait pas.
Mais, assurément, les bureaux des Batignolles seraient toujours mieux qu’une cellule de neuf mètres carrés. Dans un soupir, il lorgna l’adresse du tatoueur fournie par Nicolas. Il laissa Robillard boire son lait protéiné goût vanille, et ils se mirent en route.
30
Clignancourt, boulevard Ornano, du côté du pont, sous le périphérique. Une espèce de quartier fourre-tout où se mêlaient bobos, petite délinquance, contrebande, contrefaçons, vol à la sauvette, mendicité. Un lieu haut en couleur toujours encombré, un vrai goulot d’étranglement pour les véhicules où les règles du code de la route n’existaient que pour les chiens. Les flics voulurent se frayer un chemin à grand renfort de deux-tons dans cet enfer de tôle et de coups de klaxon, mais c’était peine perdue : même la police ne faisait pas autorité. Ils se garèrent plus loin en catastrophe, avec le carton de police bien en évidence au-dessus de la boîte à gants.
Magic Tatoo se résumait à une façade noire entre deux immeubles, pas loin du croisement entre les rues Paul-Bert et Jules-Vallès, à Saint-Ouen. Une poignée de bijoux en vitrine, des photos de tatouages plutôt sombres et torturés. Plus loin s’affichaient trois mots, les uns sous les autres : « Piercing, tatouages, scarifications ».
9 h 33. La boutique venait à peine d’ouvrir.
Sharko poussa la porte. Une sonnerie aux faux airs de thrash metal leur agressa les tympans. L’intérieur ressemblait à une espèce de saloon pour bikers en Harley. Cadres avec des têtes de mort, crânes d’animaux à cornes, cartes à jouer géantes, avec des têtes de bouc à la place des visages. Derrière le comptoir se côtoyaient des modèles de tatouages réalisés sur des corps pris sous tous les angles. Robillard désigna une feuille scotchée, écriture manuscrite.
— « Pour la pose de crocs, contactez le patron. » Ils se mettent des crocs, maintenant, pire que des clébards. Mais où on va, là ? Où on va ?
En parlant du patron… Florent Layani, c’était son nom, asperge aux longs cheveux noirs, tatoué jusqu’à la base du cou, traînait le pied depuis l’arrière-boutique. L’air las — une vraie gueule de lendemain de fête —, il leur adressa un pâle bonjour et se cala derrière son comptoir.
— Y veulent quoi, les messieurs ?
De gros plombs pendaient aux lobes de ses oreilles, qui ressemblaient de ce fait à des tartines de pain déformées. Layani avait scanné Sharko et vite compris que l’homme en costume-cravate ne venait certainement pas se faire tatouer une Vierge sur le sexe. Peut-être pour l’autre musclé, derrière ? Franck la joua plutôt mystère.
— Niveau croix religieuse, qu’est-ce que vous proposez ?
Le propriétaire des lieux hésita, surpris par cette requête si matinale, sortit un album d’un casier et le poussa devant lui.
— C’est comme entrer dans un pub écossais et demander ce qu’ils ont comme whisky. Le tatouage croix est l’un des plus répandus, il y a tout ce que vous voulez. Catholique bien sûr, celtique, tribale, gothique, égyptienne.
Le flic feuilleta en vitesse les différents types de tatouages proposés, avec cette apparente nonchalance des grands fauves.
— Et niveau satanique ? Je ne vois rien.
Layani le fixa soudain avec une méfiance de vieux renard. Il prit l’album et le retourna simplement.
— Voilà.
— Le monsieur fait dans l’humour, releva Robillard.
Sharko ne se priva pas d’un sourire mais décida de changer de braquet. Il posa sa carte sur le comptoir, ainsi qu’une photo.
— On te laisse jeter un œil. Après, on discute.
Le tutoiement s’imposait. Le tatoueur prit la photo de Ramirez en pose devant sa moto et la lorgna. Sa bouche était fine et immobile, ridicule trait rose sur un visage tout en arêtes. Néanmoins, un spasme presque invisible agita sa lèvre supérieure. Il repoussa la photo vers le flic. Robillard faisait le tour du propriétaire, intéressé par les tatouages.
— Je devrais peut-être me faire une pin-up, un jour, sur le biceps. T’en penses quoi ?
— Pas bon. Un jour, t’auras moins de muscles, et elle se transformera en Mère Denis.
— Qu’est-ce que vous voulez, bon sang ?
— Parle-nous de lui.
Florent Layani plaqua ses deux mains à plat sur le comptoir, pitbull en position d’attaque.
— J’ai rien à dire sur lui. Un client comme un autre.
Sharko balança cette fois une autre photo de Ramirez, en version cadavre mutilé. Le chevelu mal réveillé grimaça à la vue des sangsues au bord des plaies.