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— Comme tu vois, il n’est pas vraiment un client comme les autres.

D’abord figé, Layani finit par secouer la tête.

— Il est bien mort, ouais, on peut pas le nier. Mais ça me concerne pas, j’ai rien à vous dire. Ce type, je le connais pas.

Robillard resta en retrait, conscient que Sharko n’était pas d’humeur. Le spectacle allait en valoir la chandelle, surtout que la grosse veine commençait à apparaître au milieu du front de son collègue.

— Tu lui as percé le gland avec une tige qui finit en tête de bouc, scarifié le dos avec trois mots, Blood, Death, Evil, et tatoué une croix religieuse inversée sous le pied gauche pour que, tous les jours, il emmerde Dieu…

Franck dévisagea le tatoueur.

— Tu me dis encore une fois non, et on te traîne jusqu’au 36 en te tirant par les gros plombs de canne à pêche qui pendent à tes oreilles.

Layani comprit que son interlocuteur ne plaisantait pas, se précipita vers l’entrée de sa boutique et retourna la pancarte « FERMÉ ». Il revint d’un bon pas et plaqua la carte tricolore sur le torse du policier.

— Remballez ça. Vous n’auriez pas dû venir ici, bordel ! Je veux surtout pas de pépins avec ces gars-là.

Ces gars-là… Sharko sentit la vibration au fond de son ventre. Trois certitudes : d’une, ce croque-mort avait bien fait les scarifications et le tatouage de la croix inversée à Ramirez. De deux, Ramirez n’agissait pas seul, un ou plusieurs autres diables œuvraient à ses côtés. Et de trois, le gaillard mourait de frousse. Robillard s’approcha.

— Accouche.

— Je sais rien d’eux, d’accord ? Ni qui ils sont ni comment ils s’appellent. Il y a ce type de la photo, là…

— Ramirez.

— Si vous voulez. Il venait, lui ou un autre gus, mais ils débarquaient jamais en même temps. Ils étaient toujours accompagnés par d’autres mecs : des nouveaux chaque fois, à tatouer ou à scarifier selon le même rituel.

— Tu veux dire que les deux hommes, Ramirez et un autre, jouaient les accompagnateurs ?

— Accompagnateurs, ouais, on peut dire ça. Mais ça avait rien à voir avec des airs de colo de vacances.

— Et le rituel, en quoi il consistait ?

— Pour les petits nouveaux, ça commençait toujours par les scarifications dans le dos. Blood, Death, Evil. Même endroit, même ordre, chaque fois, c’était très précis. Puis l’accompagnateur et le nouveau revenaient trois ou quatre semaines plus tard pour la perforation du sexe avec l’ampallang. Et, après plusieurs semaines, une croix inversée au pied gauche, marquée du terme « Pray Mev ». C’était la dernière étape. Après ça, le nouveau, je le revoyais plus.

Le flic songea à des cercles initiatiques. Pour obtenir la croix sous le pied et faire définitivement partie du clan Pray Mev, il fallait franchir des étapes qui prenaient du temps. Un moyen de s’assurer de la fidélité et du dévouement des disciples.

— Pray Mev, c’est quoi ? demanda Robillard.

— J’en sais rien. Vous ne trouverez pas cette croix dans mes catalogues, c’est leur modèle à eux, leur sigle. Je le reproduisais, ils me payaient en liquide, c’est tout. Rien d’illégal là-dedans.

— Ces nouveaux, c’étaient des hommes ?

— Que des hommes, oui. Des jeunes, je sais pas, la vingtaine. Il y avait pas mal de mecs sortis des banlieues, je sais les reconnaître, ces types-là. Leurs fringues, leurs manières…

Sharko pensait à Mélanie Mayeur. Rien de tout ça pour elle. Elle n’appartenait pas au cercle.

— Ils constituaient un groupe satanique ?

— Vu ce qu’ils demandaient, faut pas sortir de Saint-Cyr pour le deviner.

Le flic montra une autre photo, celle du cadavre du château d’eau.

— Et lui ? Il est venu chez toi ? On l’a découvert il y a trois semaines dans l’Yonne. Pas frais, mais regarde la tache à son cou. T’es tatoueur, t’as forcément dû faire gaffe à ça. Est-ce que ça te parle ?

— C’est l’hécatombe, votre truc. Je… Écoutez, j’ai pas envie de…

Sharko agita avec nervosité la photo devant lui.

— Ne nous fais pas perdre notre temps. Ça te parle, oui ou non ?

— Ouais, cette tache à la gorge, je me rappelle, tu m’étonnes, on dirait une carte de la Russie. Il est bien venu plusieurs fois. D’abord tout seul pour se faire tatouer les bras. Ça remonte à… au moins un an et demi. Il se rencardait sur les satanistes, il posait des questions.

— C’était un journaliste ?

— Dans ce genre-là, ouais. J’étais pas le premier tatoueur qu’il contactait, il faisait un peu le tour des boutiques du coin. J’ai été sympa, je lui ai filé une adresse où on pouvait en croiser de temps en temps, des satanistes. Le B&D Bar. C’était le meilleur moyen de les approcher, au fin fond d’un cachot ou dans une backroom bien humide, là où on vous pose pas trop de questions, si vous voyez ce que je veux dire…

Franck et Pascal échangèrent un rapide regard. Le B&D Bar, là où Ramirez avait rencontré Mayeur.

— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

— Il est revenu peut-être six ou sept mois plus tard, accompagné par… ce Ramirez. Et… je me souviens bien, il avait eu une réaction bizarre en entrant, il a fait les gros yeux et posé vite fait son index devant ses lèvres. J’ai compris que je devais la fermer, et pas dire un truc du genre : « Ah, c’est vous le mec qui voulait rencontrer des satanistes, l’autre fois ? » De toute façon, j’avais tout intérêt à ne pas trop la ramener, moi non plus. Je voulais pas me frotter à ces gars-là.

Sharko commençait à entrevoir un scénario possible. L’anonyme du château d’eau cherche à se rencarder sur les satanistes, il parcourt plusieurs boutiques de tatouages, se met à fréquenter le B&D Bar, s’infiltre, rencontre Ramirez, gagne sa confiance, au point qu’il revient ici, six mois plus tard, pour franchir les étapes d’appartenance au clan. Les scarifications, le piercing, l’ultime tatouage sous le pied… Problème : il finit par être démasqué. Il est torturé dans le château d’eau pour cracher tout ce qu’il sait, puis assassiné. On gomme tous ses signes d’appartenance au clan pour éviter que les flics ne se mettent à enquêter sur Pray Mev.

— Les « nouveaux » et leur accompagnateur se connaissaient bien ? Des amis ?

— On pouvait pas dire que c’était la joie. Pendant que moi je faisais le boulot sur les nouveaux, Ramirez ou l’autre accompagnateur restait derrière. Pas un mot d’échangé, rien. Quand je voulais nouer la conversation, on me répondait pas. C’était aussi silencieux que dans une morgue, ici.

— Parle-nous du deuxième homme, l’autre accompagnateur.

— Il causait pas, le mec. Des cheveux bruns ou gris, ça dépendait, peut-être qu’il faisait des colorations, et assez courts. J’ai jamais vu ses yeux, il portait toujours des grandes lunettes de soleil. Je sais pas quel âge il avait. Assez âgé quand même, la cinquantaine, je dirais. C’est dur à dire vu la taille des verres fumés. Mais il avait des rides au front bien parallèles, et bien profondes, comme s’il s’était fait labourer la tronche par une charrue.

Sharko jura intérieurement, à cause des lunettes, c’était cuit pour le portrait-robot.

— Pourquoi t’as peur d’eux ?

— Je vous l’ai dit : parce qu’ils me parlaient pas, ils parlaient pas non plus entre eux. Ils entraient sans rien dire, froids comme des plaques mortuaires. Ces deux types me fichaient vraiment les jetons, surtout l’autre avec ses lunettes et ses rides. Pas le genre à emmerder. Fallait juste que je fasse le job. Pas de questions. Croyez-moi, je me suis rencardé dans le milieu pour essayer de savoir qui ils étaient. Mais Pray Mev, personne connaît, ils se mêlent pas aux autres. Des invisibles…