Layani inclina la tête, ses plombs s’agitèrent. Sharko se demanda si ses oreilles n’allaient pas tomber par terre.
— … Vous savez, quand je scarifie ou que je perfore, il y a toujours une forme de peur, d’angoisse dans le regard des clients. Surtout quand on touche aux zones sensibles comme le sexe. Pas eux. Pas eux, putain. Imperturbables comme la mort.
— Combien de fois ils sont venus ? Depuis quand ?
Il haussa les épaules.
— Bah, je sais plus. Je dirais que ça a commencé il y a trois ans. D’abord le mec aux lunettes de soleil… Puis Ramirez. Ils ont demandé les scarifications, les croix sous les pieds. C’est après ça qu’ils ont commencé à venir avec les nouveaux.
La naissance du clan, songea Sharko. Il rebondit avec d’autres questions :
— Combien de fois sont-ils venus depuis le début ? Combien de types tatoués et scarifiés en trois ans ?
— J’en sais rien… Je dirais une quinzaine… Peut-être plus ?
Aucun doute : Ramirez et l’homme aux lunettes bâtissaient une armée de l’ombre, qui grossissait depuis des années. Dans quel but ?
— C’était quand, la dernière fois ?
— Je les ai pas vus depuis la fin juillet. Et c’est tant mieux. Je sais pas s’ils se pointeront encore ni quand (il hocha le menton vers la poche de Sharko), enfin, lui, il viendra plus, c’est sûr…
Et le type aux lunettes non plus, Sharko le savait. Les morts successives de l’inconnu du château d’eau puis de Ramirez avaient dû provoquer pas mal de remous dans leur groupe.
— … Les satanistes, c’est pas ce qui manque, vous en trouverez sur n’importe quel forum Internet, poursuivit le tatoueur. Ils se cachent pas, en réalité, j’en tatoue régulièrement. Les mecs s’affichent, le revendiquent. Le maquillage, les piercings partout, le black metal à fond dans les oreilles, les 666 imprimés sur la verge. Ils ont que des noms comme King Diamond ou Anton LaVey à la bouche quand ils viennent ici. Mais ceux dont vous parlez, ils étaient pas pareils. De vrais taiseux. Certains étaient des jeunes en rupture, bien haineux, ça se voyait dans leurs yeux. Je savais que ça puait le truc pas clair, mais que voulez-vous que je fasse ?
Sharko se rappelait les propos de Lucie, le soir de la mort de Ramirez. La façon dont il s’était jeté sur elle, son regard imperturbable, glaçant comme celui d’un serpent. Animé de la farouche volonté de la tuer. Il parla de Mélanie Mayeur, mais Layani ne lui apprit rien. Cependant, contrairement aux autres, Mayeur avait morflé et crié au moment des scarifications, ce qui confirmait ce que pensait Sharko : elle n’appartenait pas au clan. Juste une distraction pour Ramirez ? La témoin de sa folie ? Un défouloir sexuel entre deux meurtres ?
Qui étaient tous ces gens qui venaient se faire marquer comme des bêtes ? Le tatoueur parlait de jeunes de banlieue. Des types sans repères, furieux, facilement récupérables par le biais idéologique. Sharko pensa aussi aux deux diables de la fresque cachée de Ramirez, qui amenaient les kidnappés vers le gros diable rouge glouton de l’arrière-plan. Pourquoi ? Quel sombre lien unissait tous ces individus passés entre ces murs ? S’il s’agissait d’un groupuscule extrémiste ou d’une secte, quel en était le but ?
Les flics posèrent encore des questions et décidèrent qu’il serait intéressant de profiter des dernières heures de garde à vue de Mayeur pour la confronter au propriétaire de Magic Tatoo. Sous pression, l’homme « accepta » de fermer boutique et de les accompagner au 36.
Une fois dans les locaux du Quai des Orfèvres, Robillard s’occupa de Florent Layani, tandis que Franck fit un point rapide à l’équipe et Manien : si Ramirez était bel et bien mort, il restait au moins un autre diable, le type aux lunettes de soleil et aux rides profondes. Il parla des allers et retours avec les « nouveaux », des différents niveaux de marquage : les scarifications, le piercing, puis le tatouage sous le pied, qui signait sans doute l’appartenance définitive au groupe Pray Mev.
La sonnerie du téléphone de Jacques mit un terme à leur réunion. Manien partit rejoindre Robillard. Quand Levallois raccrocha, il serra le poing.
— J’ai quelque chose !
Franck et Lucie levèrent la tête.
— Il y a eu un truc un peu sorti de l’ordinaire ces derniers temps dans le coin de Louhans. L’effraction d’une maison individuelle dans un village à dix bornes de la ville où Ramirez a fait le plein d’essence. Ça s’est passé dans la nuit du 31 août au 1er septembre.
La nuit de la mort dans le château d’eau. Tout s’accélérait, et Sharko ignorait s’il fallait prendre cela comme une bonne nouvelle. Cette piste qui s’ouvrait n’allait-elle pas leur nuire ? Jacques se leva, alla à l’imprimante puis vint poser sur le bureau de son collègue l’impression couleur d’un visage.
— Je te présente Willy Coulomb, 29 ans. C’était sa baraque. Enfin, celle de ses parents, pour être plus précis.
Il s’agissait d’un jeune homme brun aux yeux bleus qui captaient la lumière, avec cette marque caractéristique à la gorge qui ôtait toute forme de doute.
Les flics tenaient devant eux la proie du château d’eau.
31
Jacques rapporta une chaise et vint s’asseoir à côté de son collègue. Il étala les différentes impressions couleur des pièces jointes, issues des mails envoyés par les gendarmes. Lucie se tenait à côté d’eux, inquiète et silencieuse.
— Bon, c’est un peu compliqué, et après plus d’une heure d’entretien avec un gendarme qui n’a jamais dû mettre le nez en dehors de son bled, je vais essayer de vous expliquer au mieux. L’effraction a eu lieu à Frontenaud, village de huit cents âmes à une dizaine de bornes de Louhans. Elle concerne le domicile des Coulomb et a été constatée le 1er septembre au matin par le facteur.
Jacques montra une autre photo à Sharko, qui siffla entre ses dents.
— Sacrée baraque.
— Pas mal, oui. Ses propriétaires vivent et travaillent en Floride depuis trois ans, dans l’immobilier. Une fois l’effraction constatée, les gendarmes de Louhans ont appelé le père, qui est rentré en France deux jours plus tard.
Jacques écrasa son index sur le visage de la victime.
— Willy est le fils qui occupait en partie les lieux en l’absence de ses parents. Il est scénariste dans l’audiovisuel, il écrit de temps en temps des fictions pour la télé et développe des projets pour le cinéma. Un indépendant qui fait pas mal d’allées et venues entre la maison de Frontenaud et Paris, où il loue parfois un appartement pour quelques semaines ou alors réside à l’hôtel, suivant sa charge de travail et l’état d’avancement de ses projets. Mais, d’après le père, c’est vraiment cette maison de Bourgogne son point d’attache, là où il écrit ses histoires.
Levallois lisait ses notes.
— Concernant l’effraction, c’est simple : porte d’entrée forcée. Les voisins n’ont rien entendu. Selon toute vraisemblance, rien n’a été volé, juste de la paperasse retournée dans le bureau de Willy. Mais, d’après le père, le fils a toujours été bordélique, donc impossible de savoir si le cambrioleur a mis le nez dans ce bureau.
— Ramirez a torturé et tué dans le château d’eau, puis il a roulé et est entré dans cette maison pour y prendre quelque chose, forcément, fit Lucie.
— Autre fait étrange : tous les miroirs de la maison, sans exception, sont fendus sur leur longueur, selon la forme d’un éclair. Et toutes les ampoules ont été brisées, de la cave à l’étage.