Un beau spécimen.
Parmi tous ces éléments s’accumulaient d’autres faits troublants issus des écrits de son oncle, des pattes de mouche au bas de photocopies et de photos : « Que charge-t-il dans sa camionnette ? », « Il se passe quelque chose à la cave », « On dirait qu’il y a des bruits dans la maison ».
Qu’entendait-il par « des bruits » ? La graine de l’obsession avait germé dans l’esprit de Lucie : elle voulait aller se rendre compte par elle-même, peut-être entendre elle aussi ces bruits, prendre la température du lieu où Ramirez habitait. Si elle se convainquait que l’individu était impliqué dans quelque chose de grave, elle irait voir l’OCDIP et leur collerait tous les éléments entre les mains. Sans preuve, elle savait qu’ils risquaient de ne pas bouger le petit doigt.
Au bout d’une demi-heure de route, Lucie quitta la RN20 et, guidée par son GPS, bifurqua en direction de Saulx-les-Chartreux. Elle avait déjà repéré les lieux en journée, l’avant-veille. Plus loin, l’antenne-relais téléphonique, une route minuscule, les champs à droite, la grande main noire du bois à gauche et une poignée de maisons essaimées dans l’éclat de ses phares, la plupart mal entretenues et taguées. Elle passa une première fois au ralenti devant sa cible, située en retrait de la route. Un bloc de béton sans âme, au toit en tôle plat. Pas de lumière et, à première vue, pas de moto sous le carport où, d’après les photos, l’individu remisait son engin. La camionnette de chantier ainsi que son Audi TT, en revanche, dormaient sur place.
Lucie ne voulait prendre aucun risque et devait s’assurer de l’absence du propriétaire. Aussi déroula-t-elle la première phase de son plan : elle dégonfla sa roue avant gauche, fit demi-tour et se gara sur le bas-côté, devant l’habitation. Elle s’avança à pied dans l’allée au bitume craquelé. À gauche comme à droite, dans le jardin, des mauvaises herbes et des orties poussaient en pagaille.
Elle sonna plusieurs fois, frappa à la porte. Une fraction de seconde, elle s’imagina face à Ramirez. Il faudrait lui annoncer sa crevaison et quémander de l’aide. Il l’enverrait paître mais, au moins, elle saurait qu’il était là, chez lui.
L’attente, l’angoisse. Pas une seule lumière qui s’allume. Personne.
Elle fit discrètement le tour de la maison. Pas un bruit. Son oncle avait enquêté plus de deux mois auparavant, peut-être n’y avait-il plus rien à entendre, à découvrir, mais Lucie ne voulait pas en rester là. Pas avec la clé dans sa poche…
Elle récupéra la bombe anticrevaison cachée sous son siège, regonfla le pneu et dissimula sa voiture plus loin, en bordure du bois, à une centaine de mètres de là. Elle enfila des gants en cuir, sortit un bonnet noir de son blouson et couvrit sa longue chevelure blonde. Embusquée, elle attendit le passage d’une voiture et fila vers l’entrée.
À l’aide de la clé moulée, elle se réfugia à l’intérieur, avec cette même pointe dans le ventre que peut nous faire ressentir la trop grande proximité d’un précipice : elle se trouvait en infraction totale avec la loi, mettait en danger sa carrière, peut-être même sa propre vie. Mais c’était plus fort qu’elle : elle devait savoir.
Le fait de verrouiller derrière elle ne la rassura pas, au contraire : il lui donna l’impression de s’être elle-même piégée dans une souricière.
3
Elle alluma sa lampe stylo qui révéla une vieille tapisserie des années 1970, un carrelage d’un autre siècle. Des ampoules nues pendaient en guise d’éclairage. Deux, trois photos de Ramirez en pose devant sa puissante GSX-R 750 constituaient l’unique décoration.
Lucie n’arrivait pas à faire retomber la pression ni le rythme de son cœur. Elle aimait cette tension, d’ordinaire, ce reflux de peur qui maintenait en vie n’importe quel flic, mais pas cette fois. Que se passerait-il si Ramirez déboulait par surprise et qu’elle se retrouvait face à lui ? Elle jeta un œil rapide dans le salon. Fauteuils usés jusqu’à la corde mais télé neuve, du bon matériel hi-fi. Des canettes de bière vides, sur la table, quelques dessins : des lézards, des salamandres, des bestioles visqueuses… Si Ramirez en était l’auteur, on ne pouvait pas lui nier un certain talent.
Pas le temps de tout fouiller. Elle se dirigea vers la cuisine, où les poubelles étaient pleines à craquer, les casseroles sales entassées, le tout imprégné d’une odeur de nourriture rance.
Son téléphone émit un petit son et lui provoqua un sursaut. Un SMS de Sharko :
Pas drôle : Dulac a lâché le morceau avant même que j’arrive ! On boit un coup avec Nicolas. Serai de retour dans une heure. Ouvre quand même le champ’.
Elle se sentit prise à la gorge. Elle imaginait déjà Franck de retour au domicile et devant Jaya. Une heure, ça lui laissait maximum une dizaine de minutes ici. Bien trop peu à son goût.
Elle s’avança dans le couloir. En face, l’escalier s’élançait vers l’étage. À gauche, les toilettes, à droite, une porte fermée par un verrou qu’elle tourna. Une bouffée glacée la frappa en pleine figure. La fameuse cave. Briques humides, plafond bas : il fallait se courber pour descendre dans cette gorge et faire preuve d’une sacrée dose de courage. Lucie avait beau avoir vu des horreurs dans sa vie, la peur enfantine de s’aventurer sous terre en pleine nuit demeurait une épreuve à surmonter.
Elle s’engagea, un pas devant l’autre. Au troisième, une longue lamentation lui vrilla les tympans.
Un infernal et inimaginable cri de bébé.
Là-dessous, dans le noir et le froid.
4
Lucie resta figée, incapable de réaliser ce qu’elle venait d’entendre. Elle dut s’y prendre à plusieurs reprises pour brandir son Sig Sauer. Du pouce, elle ôta la sécurité et fit remonter une balle dans la chambre. Le poids de l’arme entre ses mains ne la rassura pas assez. Sans doute avait-elle commis la pire des absurdités en pénétrant seule chez ce malade. Personne ne savait où elle se trouvait. Pas même Franck.
Un nouveau pas, et son pied gauche chassa soudain droit devant, dérapant sur une marche. Lucie bascula à la renverse et dévala cinq marches sur les fesses sans lâcher son pistolet. Elle gémit, se redressa dans une grimace. Dieu merci, rien de cassé, juste une douleur au coude gauche, qui avait amorti le choc. Ses gants et son pantalon luisaient de cire. Comme les marches. Ce taré de Ramirez avait dû y brûler des bougies en quantité, pas possible autrement.
Lucie descendit les quatre dernières marches, sa torche de fortune à l’affût. Une première pièce devant elle, comme un sas, qu’encombraient une grosse chaudière, diverses cages à oiseaux vides et un ballon d’eau.
Le hurlement se renouvela, mi-humain, mi-animal. Il provenait du fond de la cave. L’imagination de Lucie tournait à plein régime. Elle serra son Sig à deux mains, lampe collée au canon. Garder une concentration maximale.
L’autre pièce. Immense. Les balayages lumineux saccadés révélèrent au sol un capharnaüm inimaginable. Des outils, du mobilier, des bouteilles vides par centaines, des bâches bleues transparentes, du grillage, des palettes de bois, des boîtes de conserve éventrées. Posé contre un mur, un miroir fendu sur toute sa longueur, comme frappé par la foudre. S’entassaient également de gros sacs de matériaux de construction. Le soupirail, qui donnait vraisemblablement sur l’extérieur, avait été occulté par du tissu cloué au mur. Ramirez avait tout fait pour chasser la lumière.