Pour atteindre le drap noir qui pendait du plafond et séparait la pièce en deux, elle progressa sur la mer d’objets du mieux qu’elle put, en équilibre instable. Du verre, du plastique, du bois craquaient sous ses semelles. Elle écarta le tissu et poussa un cri. À dix centimètres de son visage pendait une cage, maintenue au plafond par une chaîne. Entre les barreaux, un animal gisait — il fallut plusieurs secondes à Lucie pour reconnaître un chat. La bête, intégralement rasée, tremblait, recroquevillée dans un coin de la cage. Ses grands yeux translucides brillaient comme des lucioles en réponse au faisceau lumineux. De gros aplats noirs et luisants semblaient se mouvoir sur sa peau. Lucie s’approcha.
Des sangsues, plus longues qu’une main pour la plupart. Vrillées dans la chair. Le chat succombait sous leur poids. Il émit de nouveau ce long cri semblable à celui d’un nourrisson.
La lieutenant de police réprima un haut-le-cœur. Chez quel fichu taré avait-elle mis les pieds ? Elle essaya de se contrôler. Les cris du chat étaient-ils les bruits dont son oncle parlait dans ses notes ? Elle brûlait d’envie de prendre l’animal et de l’emporter. Impossible, tout devait rester intact. Elle chassa ses sentiments. Laëtitia, il fallait penser à Laëtitia. Dénicher les traces de sa présence pour agir en conséquence.
Elle progressa encore, scrutant les recoins encombrés. Des dizaines d’autres sangsues grouillaient dans un aquarium aménagé sur un établi. Ramirez avait reproduit un environnement naturel — l’eau, les rochers, la vase — pour permettre à ces bestioles de prospérer. À côté de l’aquarium, des scalpels, des pinces, des éprouvettes, des poches en plastique vides. À quelles sordides expériences se livrait Ramirez ? Des meubles s’adossaient contre les murs, peut-être existait-il une cache secrète où il pouvait maintenir une personne enfermée ?
— Il y a quelqu’un ? Je suis de la police. Répondez !
Pas de réponse. Elle insista, car elle savait combien une fille terrorisée, dominée par son kidnappeur, se noierait en pleurs dans le silence. Elle longea les murs, tapa du poing contre les parois, chercha des failles dans les briques, mais le temps filait. Dans moins de quarante minutes, Sharko serait à la maison. Il fallait déjà déguerpir. Elle convaincrait ses collègues, en parlerait à Franck, reviendrait ici de façon légale, cette fois. Vu ses connaissances sur le bagage psychiatrique de Ramirez — son rapport au sang, le satanisme —, vu aussi la présence du chat torturé, des scalpels, du matériel chirurgical, il fallait fouiller la maison de fond en comble.
L’animal se lamenta encore, ses yeux éteints imploraient Lucie de lui venir en aide. Sur son dos, sur son ventre, l’abdomen des sangsues était gonflé, au point qu’elles paraissaient près d’exploser. Ces saletés vidaient le chat de sa substance.
— Je reviendrai, je te le promets.
Faire demi-tour lui arracha le cœur. Elle emprunta le même chemin que quelques minutes plus tôt afin de déranger le moins de choses possible. Si Ramirez était maniaque, s’il connaissait avec précision l’emplacement des objets, facile de deviner une visite.
Lucie regagnait à peine le sas qu’un coup violent au plexus lui coupa le souffle. Deux bras agressifs la propulsèrent vers l’arrière. Dans un cri, elle finit sa chute sur des bâches, tandis que sa lampe torche disparaissait plus loin.
Noir.
Elle voulut se redresser, mais Ramirez la percuta de nouveau, replia une des bâches au-dessus d’elle et l’écrasa sur son visage. Lucie expulsa un long souffle rauque. Elle puisa du bout des lèvres les derniers centilitres d’air avant d’être incapable de respirer. Le faisceau réapparut, dans le fourbi, orienté vers le plafond. À califourchon au-dessus d’elle, l’homme appliquait fermement d’une main le plastique pour l’étouffer. De l’autre, il serrait le canon d’une arme contre son front.
— Je vais te finir, salope !
Il posa l’arme sur le côté et préféra accentuer son emprise avec la bâche. Plus jouissif. Lucie vit la bouche tordue de l’individu presque collée à la sienne, et les tendons affleurant sous la peau de son cou, tant il pressait. Elle se débattit comme un insecte englué dans une toile d’araignée. Le nuage de buée qu’elle expira lui brouilla la vue.
Les forces commençaient à lui manquer, et les visages se mettaient à défiler sous ses paupières comprimées. Franck, Jules, Adrien, sa mère…
Elle allait crever, ici, au fond de cette cave sordide.
Quitter ce monde de la plus absurde et de la pire des façons.
5
L’agonie.
Dans un ultime geste de désespoir, la main de Lucie frôla le métal froid de son arme, non loin d’elle sur la droite. Ses doigts se resserrèrent sur la crosse. Bras plaqué au sol, elle opéra un mouvement de poignet douloureux, posa son index sur la queue de détente et tira au jugé.
Du sang gicla sur la bâche. La pression se relâcha, la masse qui l’écrasait bascula sur le côté. Lucie se débattit, chassa le plastique de son visage et eut l’impression d’aspirer l’atmosphère tout entière. Elle s’étouffa dans ses sécrétions, cracha, récupéra, puis finit par retrouver sa torche.
Ramirez gisait contre le mur, en position assise, pieds nus, vêtu d’un simple pantalon de survêtement et d’un tee-shirt. Ses yeux étaient fixes. Une grosse fleur sombre s’ouvrait au niveau du cou, juste au-dessus de la pomme d’Adam.
Lucie se pencha : plus de pouls.
Elle fit trois pas en titubant, abasourdie, incapable de saisir les dernières secondes du film. Tout s’était déroulé à une telle vitesse. Elle baissa les paupières, attendit un instant. Et si tout cela n’était qu’un cauchemar ? Elle attendit encore… Le réveil, le retour de Sharko, la trouvant ensommeillée à la maison. Mais non. Elle avait pénétré chez quelqu’un en pleine nuit et tué avec son arme de service. En dehors de toute enquête, de toute procédure. Flic ou pas, aux yeux de la loi, elle avait commis un homicide.
La tête entre les mains, elle resta là, immobile, absente. Ses pensées s’envolèrent vers ses jumeaux, ses deux fils à l’aube de leur vie. Allait-elle les perdre, eux aussi ? Tout allait-il se terminer de cette façon : elle, Lucie Henebelle, dans une cellule de neuf mètres carrés ?
La sonnerie de son téléphone carillonna entre les murs de brique. Wagner, La Chevauchée des Walkyries, manqua de la faire crever d’une crise cardiaque.
Elle décrocha sans force, les yeux rougis de larmes.
— Lucie ? Qu’est-ce qui se passe ? Je viens de renvoyer Jaya chez elle, elle m’a dit que tu l’avais appelée et que tu étais partie sans donner plus d’explications. Où est-ce que tu es ? Rien de grave, j’espère ?
Lucie se ressaisit et lâcha d’une voix d’outre-tombe :
— Je viens de tuer un homme.
6
Franck Sharko roulait pied au plancher dans un état second. Son esprit refusait encore d’intégrer les six mots prononcés par Lucie.
En une fraction de seconde, tout ce qu’il avait construit, l’ensemble de ces épreuves surmontées pour arriver à mener une vie à peu près normale avaient volé en éclats. La femme qu’il aimait se trouvait au fond de la cave d’une maison anonyme, un pistolet à la main et un cadavre à ses pieds. Les images défilaient dans sa tête. Lucie derrière les barreaux. Lucie se faisant briser les os un à un dans la cour d’une prison, payant aux détenues le prix de ses années dans la police. Adrien et Jules, mains plaquées contre le Plexiglas du parloir, pleurant leur mère qui disparaissait dans le couloir, entre les claquements de porte et les raclements de serrure.