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Dans l’habitacle de sa voiture, il hurla. Un long cri rauque. Non, il ne laisserait pas leur bonheur se briser. Ils avaient déjà trop souffert par le passé, chacun de leur côté. Lucie avec la mort dramatique de ses jumelles, au début de leur relation. Lui avec la disparition de sa femme et de sa fille, dix ans plus tôt. Le destin s’était déjà suffisamment acharné sur eux.

Pas cette fois. Hors de question.

Aussi, malgré l’incompréhension, la surprise, la gravité de la situation, il avait gardé son sang-froid et ses réflexes de flic. Difficile de comprendre quoi que ce soit à l’histoire de Lucie — ses mots avaient été hachés de sanglots —, mais il lui avait ordonné de ne plus bouger et de ne plus rien faire avant son arrivée, surtout. Après avoir raccroché, il avait rappelé Jaya avec son téléphone personnel, avait expliqué avoir oublié de régler un détail au bureau et lui avait fourré un billet entre les mains.

Il atteignit enfin la maison. Scanna l’environnement de son œil de lieutenant de police, ex-commissaire déchu à la tête de plus d’une trentaine d’hommes par le passé. Une maison isolée, les bois, les champs, aucun vis-à-vis. Voiture de Lucie invisible. Il engagea son véhicule dans l’allée, phares éteints, et le gara sur le côté de manière à le dissimuler au mieux de la rue. Il enfila une paire de gants en cuir, enfonça une casquette sur son crâne garni de courts cheveux poivre et sel, et descendit en toute hâte dans la nuit.

Gros coups sur la porte. Bruits de serrure. Lucie lui ouvrit et fondit dans ses bras.

— Franck ! Qu’est-ce que j’ai fait ?

Sharko la serra fort.

— Tu n’as rien ?

Elle secoua la tête. Il la considéra avec gravité, dans le mince faisceau de la torche posée au sol. Des coulées de maquillage marbraient son visage. Sharko frotta ses joues du dos de son gant, puis repoussa la porte du bout de ses doigts.

— Montre-moi.

Lampe en main, Lucie se dirigea vers la cave. Les deux ombres courbées glissèrent contre les murs. Elle lui indiqua d’un geste la présence de la cire. Devant eux, le brûleur de la chaudière crachait une grosse flamme bleue dans un grondement : le chauffage fonctionnait sans doute.

Lorsque le long miaulement déchira le silence, Sharko eut un frisson.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Un chat.

Une fois dans la pièce, il constata le carnage : le type en survêtement, pieds nus, à la gorge en sang, assis dans un capharnaüm inimaginable… L’arme à ses côtés — Sharko reconnut un HK P30, un pistolet américain. L’impression qu’une tornade avait apporté le contenu de dix maisons dans ce sous-sol. Il analysa la situation et regarda l’heure : 23 h 40.

— Où est ta voiture ?

— Garée pas loin d’ici.

— Invisible des passants ?

Lucie acquiesça. Sharko s’enfonça plus en profondeur, fit tomber le drap noir, fixa la cage suspendue à hauteur d’homme : le chat, dévoré par les grosses bestioles luisantes.

— Explique-moi clairement comment tu t’es retrouvée chez le type avec la clé d’entrée de sa maison.

Lucie lui raconta. La visite chez sa tante, l’enlèvement de Laëtitia Charlent, les soupçons de son oncle, les photos, le moulage de clé. Sharko ferma les yeux et fit le vide dans sa tête. Chasser les sentiments, les émotions. Il était un flic sur une scène de crime, qui devait réfléchir, analyser et mettre le reste de côté. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Lucie constata un changement dans son regard. Plus rien ne brillait, juste deux grands disques noirs ouverts sur les ténèbres.

— Des preuves que cette gamine, Laëtitia, est bien passée entre ses mains ?

— Je n’ai rien trouvé. Il m’est tombé dessus, il était armé, il a essayé de me tuer. Il doit bien y avoir une raison.

— Comment tu réagirais, toi, si tu découvrais quelqu’un chez toi en pleine nuit ?

Il serra le visage de Lucie entre ses mains, en ausculta chaque centimètre carré.

— Il ne t’a pas griffée ? Pas de contact physique ?

— Il y avait la bâche entre nous deux. D’où il sort ? Je n’ai pas entendu sa moto, je…

— Il n’y a pas de moto dehors. T’as vu sa tenue ? Ce type devait être déjà dans la maison.

Sharko revint vers le corps et s’accroupit. Il vérifia l’absence de peau sous les ongles ensanglantés de Ramirez, puis bascula le cadavre avec précaution. Le trou à l’arrière signifiait que le projectile était ressorti. Pourtant, Franck savait que les balles fournies à la police étaient particulières : marque Speer Gold Dot calibre 9 mm, produite par ATK, et à tête creuse, ce qui leur permettait de « champignonner » dans leur cible — la tête creuse s’écrasait au moindre obstacle — et de ne pas en ressortir, en théorie. Mais pour un tir à bout portant au niveau de la gorge…

Il scruta les alentours avec la torche, à la recherche de la balle.

— T’étais dans quelle position quand t’as tiré ?

Lucie ne répondit pas, elle fixait son compagnon avec effroi. Avec le peu de lumière, le faciès de Sharko se découpait en figures géométriques démentes. Un kaléidoscope de chair qui lui provoqua un nouveau tremblement. Ses yeux disparaissaient dans l’obscurité, comme aspirés par deux trous noirs. Il se redressa, la prit par les épaules et la secoua avec vigueur.

— Ressaisis-toi ! Dans quelle position ?

— Franck… Qu’est-ce que tu fais ?

— Ce que je fais ? J’essaie d’empêcher que notre famille ne coule.

— Non, Franck. J’ai tué ce type, je… suis la seule responsable. Hors de question que tu sois impliqué !

— Je suis impliqué à partir du moment où t’as ramené ton cul dans cette baraque sans me le dire, et que t’es la mère de mes enfants. Tu coules, on coule tous.

Sharko ouvrit son portefeuille et lui brandit la photo de ses fils devant le nez.

— Pense à eux. Rien qu’à eux. Nous, on ne compte pas.

Lucie fut touchée en plein cœur. Sa tête lui tournait. Elle aurait dû vérifier toutes les pièces avant de descendre. Ramirez avait peut-être revendu sa moto. Il n’avait pas ouvert parce qu’il n’avait pas eu envie, pas entendu, ou qu’il avait eu peur d’une mauvaise visite ? Comment avait-elle pu être aussi stupide ? Elle fouilla dans sa mémoire, pointa un index approximatif.

— Je ne sais plus… J’étais au sol, dans ce coin-là. Il se tenait au-dessus de moi, il voulait m’étouffer. J’ai incliné mon arme et j’ai tiré. Il s’est traîné jusqu’au mur, il est mort…

Sharko n’y voyait pas grand-chose. Il remarqua qu’une ampoule pendait, remonta pour allumer, mais la lumière à économie d’énergie — vingt watts à peine — agonisait. Il scruta le plafond au-dessus du corps, en cercles croissants, jusqu’à ce que son regard accroche un impact. Premier soulagement. Le projectile avait en partie pénétré la brique, mais pas en totalité à cause de la tête creuse. Il le cueillit comme une cerise et le glissa dans sa poche. Cette balle, c’était une partie de l’empreinte digitale de l’arme de Lucie.

— La douille, maintenant.

L’autre partie de l’empreinte digitale. À genoux, il commença à remuer les bâches, bouger les bouteilles… Plus il déplaçait d’objets, plus il en découvrait d’autres, dessous.