À la manière dont il fixa le cadavre, Lucie comprit où il voulait en venir.
— Bon Dieu, Franck. Non, on ne peut pas faire une…
Sharko lui posa son index sur les lèvres.
— Dans notre malheur, on a de la chance, ça aurait pu être dix fois pire. Je sais déjà où je vais récupérer la douille à échanger. Son flingue…
Il ramassa le P30 de Ramirez, ôta le chargeur d’un geste.
— Du 9 mm, le plus commun, comme nos armes. Un excellent point.
Du chargeur, il tira une cartouche, la retourna. Gravé en demi-cercle, à l’arrière de la douille, « Luger ».
— Pas la même marque. Merde !
Leurs douilles à eux, comme toutes celles fournies aux forces de l’ordre françaises, étaient de la marque Speer, inscrite elle aussi au cul de la douille, pas loin du numéro de lot. Il posa ses grosses mains sur les épaules de Lucie, chercha la lueur d’espoir dans l’orage de ses yeux.
— Notre plan fonctionnera quand même. Écoute-moi bien : c’est sûrement Guy Demortier qui sera chargé de réaliser les analyses balistiques. Il est brillant, mais il se basera sur le scellé que je lui donnerai. J’aurai fait l’échange avant, il analysera une douille Luger, et le tour sera joué. Qui fait gaffe aux marques, hormis lui ? Personne. T’as déjà fait attention, toi, sur les rapports ?
— Luger, Speer… Je ne savais même pas… Mais le technicien de police scientifique qui prélèvera la douille dans la cave saura.
— À condition qu’il fasse attention, et quand bien même, c’est moi qui rédige le PV, n’oublie pas. Il prélève ta douille Speer, je note Luger, je donne la Luger au labo et me débarrasse de ta Speer. Ce PV, le technicien ne l’aura jamais entre les mains. Les techniciens ne croisent jamais les balisticiens. Deux corps de métier différents.
Sharko lorgna partout autour de lui, puis revint vers Lucie.
— Écoute : il y a cinq pour cent de ces salopards qu’on n’arrive pas à attraper parce qu’ils ne paniquent pas, parce qu’ils gardent leur sang-froid. Alors nous aussi, on va faire partie de ces cinq pour cent, Lucie. On a de la bouteille, on connaît les règles, c’est nous qui les faisons. On ne nous coincera jamais. Demain, toi et moi, on sera au bureau, pile à l’heure, et on fera notre job comme chaque jour. À un moment de la journée, on nous appellera, parce que des flics du coin auront retrouvé l’Audi de Ramirez que je vais déplacer pour qu’elle gêne la circulation sur la petite route. Les flics locaux seront venus dans cette baraque à la porte laissée ouverte et seront descendus à la cave.
— Ça ne marchera pas. C’est trop compliqué. Il y a trop de paramètres, trop de…
— Ça marchera, fais-moi confiance. Maintenant, tu vas aller discrètement récupérer ta voiture et rentrer à la maison. Ôte ton blouson avant de voir Jaya, t’es toute dégueulasse. Et puis verse-toi un grand whisky, sers-m’en un, j’en aurai besoin. Je vais arranger un peu les choses, me charger de l’Audi, me débarrasser de tout ce qu’il faut, et je te rejoins. Prépare aussi le dossier de ton oncle pour mon retour : on doit tout brûler.
Lucie ne croyait pas ce qu’elle entendait de la bouche de ce flic juste et droit qu’avait toujours été Sharko. Elle comprit qu’il était inutile d’essayer de le faire changer d’avis.
— Il faut qu’il soit coupable… Il faut qu’il ait fait du mal à Laëtitia, sinon, je crois que j’arriverai pas à m’en remettre. Ce type a purgé sa peine, aujourd’hui il était peut-être innocent.
Et elle disparut. Sharko réajusta ses gants en cuir devant le miroir brisé. Jamais il n’avait eu le regard aussi noir et déterminé. La tâche serait ardue, mais il connaissait le chemin à suivre : de toute sa carrière, ce n’était pas la première fois qu’il arrangeait une scène de crime.
D’abord, cette histoire de balle et de douille. Il réfléchit et finit par trouver la solution. Il tira le corps de Ramirez dans le coin au fond de la cave, pour l’éloigner du véritable lieu du meurtre et ainsi de l’impact de balle au plafond. Il l’assit contre le mur, exactement dans la même position. Cette précision était nécessaire : dès les premières minutes de la mort, le sang traversait les vaisseaux et, par effet de gravité, s’accumulait sur les zones de contact entre le corps et le sol pour former des lividités. Elles permettaient au légiste de savoir si le corps avait été déplacé après la mort. Mais cette fois, le praticien n’y verrait que du feu. Il effaça les traces de sang sur l’emplacement d’origine.
Puis, de sa main gantée, il saisit le P30 et l’approcha de la gorge. Sans trembler, il aligna son canon avec la plaie et, de l’autre main, positionna l’intérieur de sa casquette côté fenêtre d’éjection de l’arme, à droite. Il ouvrit le feu. Une grosse onde de choc lui vrilla les tympans, à le rendre sourd. Il cria de douleur.
La douille brûlante, de marque Luger, finit dans le creux de sa casquette. Quand elle fut refroidie, il essuya les empreintes éventuelles qu’aurait pu laisser Ramirez en la plaçant dans le chargeur — même si la chaleur avait tout détruit — et la rangea avec précaution au fond de sa poche. Ses oreilles sifflaient encore, comme un son discordant jailli d’un violon. Puis il bascula la tête du cadavre : la balle s’était enfoncée en profondeur dans le mur sans « champignonner », elle devait être à tête pleine. Parfait. Il n’y toucha pas et déshabilla le corps, constatant la présence de piercings, nombreux tatouages et scarifications : des traits, alignés comme des barreaux de prison sur sa poitrine. Il le remit comme auparavant. L’impression d’être un artiste, un sculpteur du macabre arrangeant le moindre détail de son œuvre. Dans la poche du pantalon de survêtement, il piocha un téléphone portable. Il le détruisit d’un gros coup de talon et en ôta la carte SIM avant de l’embarquer.
Il pouvait passer à la seconde étape. La pire.
Il s’approcha de l’établi où se trouvait l’aquarium et s’empara du scalpel.
8
Une heure plus tard, il fourra au fond de son coffre un gros sac-poubelle contenant le scalpel, la bâche comprimée sur le visage de Lucie, le portable brisé, le pistolet P30, les vêtements de Ramirez dans lesquels il avait enroulé le chat qu’il avait dû achever par étouffement, seul moyen d’abréger ses souffrances. Il avait débarrassé l’animal de la plupart de ses sangsues, dont il s’était servi pour sa mise en scène.
Le ciel se gorgeait de nuages, l’air était humide et électrique, presque orageux, mais il ne pleuvrait pas. Tant mieux. Protégé par l’obscurité, Sharko avança avec prudence au bord de la petite route qui longeait la maison. Pas âme qui vive. Il observa les alentours. Les champs frissonnaient, la forêt promenait ses ombres inquiétantes sur les reliefs. Tout là-bas, au loin, la nationale 20, sordide ruban d’asphalte, éventrait la nuit. Deux, trois véhicules s’élançaient à sa conquête. L’isolement de l’habitation de Ramirez, l’absence de voisins ou de passants : le flic prit cela comme un nouveau signe d’encouragement.
Il récupéra les clés de l’Audi dans la maison, défit le frein à main et la poussa vers l’arrière. Hors de question de se mettre au volant et de semer des traces biologiques faciles à repérer dans un espace clos et propre. Il suffisait de perdre un cil, une squame de peau, un cheveu… La sportive mordit la moitié de la route. Les voitures ne pourraient circuler qu’en se décalant sur le bas-côté. Nul doute que, dès le lendemain matin, à l’heure de pointe, les automobilistes gênés avertiraient la police.
Que faire des clés de voiture ? Les abandonner sur le contact ? Les remettre dans la maison ? Sharko essayait d’imaginer la réaction des collègues qui découvriraient la scène, et dont il ferait partie si tout se déroulait comme prévu. Il décida de les glisser dans sa poche.