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Sur l’échiquier, Sharko avait été décidément le plus fort. Un redoutable joueur, mais ça, Nicolas l’avait toujours su. N’importe quel adversaire sensé aurait abandonné le combat, à deux coups du mat. Cependant Nicolas avait la folie d’un Bobby Fischer, il n’était plus sensé depuis longtemps. Et il savait que sa visite allait faire sortir Sharko de ses gonds, que le flic risquait de débarquer chez lui pour lui rappeler qu’il ne fallait pas toucher à sa famille.

Et, alors qu’il se remettait en route, lui vint une nouvelle idée, peut-être la plus lumineuse entre toutes.

75

Franck salua Jaya et referma la porte dans un soupir. Il accompagna la Philippine du regard par la fenêtre de son séjour, jusqu’à ce qu’elle monte dans sa voiture. Un danger sournois rôdait autour de lui, de sa famille, pouvait s’embusquer dans la rue ou au fond de son jardin. Et ce danger avait un visage : Bellanger. Il pouvait se cacher n’importe où, jaillir quand bon lui semblait. Le flic se retourna vers Lucie, qui revenait du couloir, téléphone à l’oreille. Elle aussi semblait plus que soucieuse.

— Nicolas est venu ici, fit-il lorsqu’elle eut raccroché. Mais pas pour nous voir, il savait qu’on ne serait pas là. Non, c’était Jaya qu’il cherchait. Il a tenté de lui poser des questions mais, heureusement, elle a fait ce que je lui avais dit et ne l’a pas laissé entrer.

Lucie le fixa avec gravité.

— Il n’y a pas que Jaya. C’était ma tante au téléphone, Nicolas est venu après 20 heures, il a voulu l’interroger sur l’enquête d’Anatole. Elle l’a empêché d’entrer, ne lui a pas parlé mais… il sait, Franck.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il sait ?

— Qu’Anatole était mon oncle.

— Comment il l’a appris, bordel ?

— Je n’en sais rien, je ne comprends pas. On n’en a jamais parlé, et ma tante est formelle : il le savait avant de venir la voir.

Leur secret explosait. Franck fixa les jumeaux, en pyjama et assis sur un tapis. Jusqu’où Nicolas comptait-il aller ? Lucie essaya de le rassurer comme elle put, mais ses paroles sortaient sans vigueur.

— On tient le coup, d’accord ? Tant que personne ne dit rien, Nicolas est coincé.

— Tu ne le connais pas. Il ne lâchera pas. Pas lui. Maintenant qu’il est au courant, il va chercher la faille et, s’il trouve, on ignore comment il réagira. En venant ici, il s’attaque à mes fils. Je ne peux pas le laisser continuer.

Lucie comprit, à voir le visage de son presque mari, ses mains tremblantes, cette grosse veine droite comme un « i » sur son front, qu’il atteignait son point de rupture. Il marchait sur le cratère d’un volcan et pouvait basculer du mauvais côté d’un instant à l’autre.

— Viens voir.

Elle l’entraîna vers leur chambre, et Sharko reçut un autre choc au ventre. Sa locomotive attendait sur ses rails. Elle brillait. Le visage de Franck s’illumina. Il s’accroupit comme un gosse et, de ses gros doigts maladroits, fit jaillir l’étincelle qui actionna le minuscule brûleur.

Poupette toussota, vibra et, comme au premier jour, s’élança à l’assaut de son circuit. Elle était tellement heureuse sur ses rails, à circuler entre les deux pauvres vaches, s’enfoncer dans le tunnel, en rejaillir plus triomphante, prête pour un nouveau tour. Le cœur de Sharko se gonfla d’un trop-plein d’émotions, il sentit ses bras tendus sur le sol fléchir, tandis que son âme de père, d’enfant, d’amant se brisait en mille éclats.

— C’est toi qui l’as fait réparer ? Quand est-ce…

Mais Lucie avait disparu, et la porte de la chambre était fermée. Sharko se demanda s’il n’avait pas, soudain, basculé dans une autre dimension, épurée, sereine, un juste retour aux sources et aux choses simples de la vie. Seul avec sa locomotive, il se sentait bien. Il se coucha alors sur le lit, mains derrière la tête, et, bercé par les sifflements hypnotiques de Poupette, s’endormit en moins de cinq minutes.

76

L’enquête reprenait. Tendue, violente, monstrueuse, sanguine. En cette matinée grise et électrique — on annonçait des orages dans la journée —, Franck et Pascal patientaient à l’accueil de l’EFS Henri-Mondor, le papier du juge d’instruction en main. Geoffroy Walkowiak avait été mis au courant par le magistrat de l’arrivée de deux policiers dans son établissement et devait leur apporter toute l’aide nécessaire à l’enquête.

En attendant le directeur, Sharko termina sa conversation avec Jacques. Malmaison avait réussi à récupérer un vieil organigramme datant de 1980 de la société Plasma Inc. d’El Paso. Une trentaine de noms, de fonctions, sur lesquels Levallois devait désormais se pencher pour essayer d’en tirer quelque chose. Franck lui avait demandé de se concentrer sur les responsables de l’époque : y avait-il moyen de les contacter ?

Autre coup de fil, brève discussion, regard stupéfait de Sharko lorsqu’il raccrocha.

— C’était Lucie. Chénaix a coupé en tranches le cerveau de Dupire. Tu ne vas pas me croire. Il a repéré exactement la même anomalie que dans celui de Ramirez : une petite zone qui a l’air poreuse, au même endroit.

— C’est du délire. C’est quoi, ce truc ?

— Je n’en sais rien, mais il est évident que tout est lié : le sang, la maladie, les cerveaux défectueux. Je suis en train de me demander si ces deux salopards n’étaient pas, eux aussi, atteints par ce… « machin ».

— Comme nos accidentés ?

— Pareil, répliqua Sharko. Avec tous ces échanges sanguins qu’ils font, ces morsures, des cygnes noirs qui baisent partout. Il y en a peut-être un qui a attrapé la maladie et qui la refile à tous les autres. Je… (Il se prit la tête entre les mains.) Je ne sais pas, c’est tellement compliqué et dément. En tout cas, Chénaix a joint l’anapath, qui lui a répondu que les analyses biologiques du cerveau de Ramirez sont terminées et que… ça craint.

— Ça craint ? Ça veut dire quoi, ça craint ?

Geoffroy Walkowiak arriva d’un pas rapide. Il les accueillit avec le visage fermé et leur tendit la main.

— C’est affreux, ce qui est arrivé pour Arnaud Lestienne et la liste de donneurs Bombay. Sachez que nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour gérer cela au mieux. Lestienne sera pénalement inquiété ?

— Ce sera à la justice d’en décider.

Sharko lui montra l’autorisation du juge en bonne et due forme, ainsi que la feuille fournie par Jérémy Garitte.

— Nous avons encore besoin de votre collaboration. Nous disposons de trois dates, heures, noms de médecins et adresses d’hôpitaux qui ont réalisé des transfusions sanguines sur des patients accidentés. Nous voudrions savoir d’où viennent les poches qui ont été utilisées à ces occasions.

Walkowiak prit les papiers, et ils s’isolèrent dans un couloir.

— Le juge ne m’a pas donné beaucoup de détails. Puis-je savoir ce que vous cherchez, exactement ?

— On a de bonnes raisons de penser que ce sang était contaminé.

Contaminé… Le mot interdit dans un EFS. Walkowiak écarquilla les yeux et lorgna autour de lui pour être sûr que personne ne pouvait les entendre.

— Contaminé ? Comment ça ? Par quoi ?

— On ne sait pas encore. Mais vu la tournure que prend l’enquête, il est fort probable que vous soyez mis dans la boucle dès aujourd’hui. Nous vous expliquerons tout à ce moment-là.

Le responsable du centre accusa le coup.

— Du sang contaminé qui proviendrait de notre circuit… Non, c’est impensable. Et vous êtes certain que votre facteur contaminant vient du sang, et non des poches ?

— Les poches peuvent contaminer ?