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— … 19 ans, elle habite Bonneville. C’était la première fois qu’elle donnait son sang, d’après sa fiche. Et le deuxième donneur… Félix Magniez, 32 ans, domicilié à Marseille. Lui est un donneur régulier à l’EFS de Marseille depuis plus de deux ans. Sang total, plasma, plaquettes… à ce que je vois, un très bon client, surtout avec un sang assez précieux — environ une personne sur dix seulement possède le groupe B positif.

Il entra de nouvelles données dans le système, en rapport avec l’accident de l’ouvrier à la main tranchée.

— Hôpital de Rouen. Là aussi, le patient est de groupe B positif. Quatre poches ont été utilisées aux urgences suite à l’amputation de sa main. Et…

Un silence. Les flics virent à quel point il parut perturbé. Il se mit à pianoter et cliquer rapidement sur sa souris. Ses yeux bondissaient entre le papier et son écran.

— Deux secondes, deux secondes. Le troisième accident… Encore un accidenté de groupe B positif, et… Mince.

Il se recula sur son siège, une main faisant crisser les poils de sa moustache.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Sharko qui s’impatientait.

— Je ne sais pas, c’est curieux. Écoutez ça : Félix Magniez, domicilié à Marseille, a donné son sang à Thomas Pinault. Thierry Lopez, domicilié à Pau, a donné à Frédéric Rubbens. Et Cédric Lassoui, domicilié à Créteil, a donné à Carole Mourtier. Les trois donneurs sont de groupe B positif, ont la même assiduité (exceptionnelle) aux EFS, avec la même variété de dons — plasma, globules rouges, plaquettes —, ils ont les mêmes caractéristiques médicales, et surtout, ils sont tous les trois nés le 8 janvier 1989.

Il releva ses yeux ronds vers les deux flics et ajouta :

— On dirait qu’il s’agit de la même personne.

77

Matthieu Chélide — on l’appelait M. — , anatomopathologiste à la Pitié-Salpêtrière, travaillait régulièrement en collaboration avec les médecins légistes de l’IML de la Rapée. Un grand spécialiste de l’étude des lésions des organes et des tissus, bardé de diplômes, encyclopédie vivante de la médecine, qui s’adonnait à sa passion pour le rock dès qu’il sortait de l’hôpital. Bagues aux doigts, veste en cuir cloutée, tee-shirts à l’effigie de Kurt Cobain ou de Dolores O’Riordan.

Ce jour-là, dans la salle d’autopsie, il exerçait ses fonctions et portait le masque, les gants, la charlotte, tout comme Chénaix et Lucie. En retrait, sur la table métallique, Vincent Dupire, crâne ouvert, ressemblait à une carcasse abandonnée par un lion repu et cuite par le soleil d’Afrique.

— N’approchez pas sans protections, fit-il à l’intention de Manien en désignant une tenue à gauche de l’entrée.

Manien, qui venait d’arriver, alla se vêtir. Il échangea un regard avec Lucie et s’avança vers la paillasse où Chélide et Chénaix travaillaient. Le légiste affichait un visage grave, lui qui était d’ordinaire plutôt jovial, et avait insisté pour que le chef de groupe vienne en urgence, deux heures après l’arrivée de Lucie. De fines tranches de cerveau baignaient dans un liquide translucide, au fond de deux bacs d’acier. Sur l’un était étiqueté « Vincent Dupire » et sur l’autre « Julien Ramirez ».

— Je vous demanderais de ne surtout toucher à rien, attaqua Chélide, on ne sait pas encore comment la maladie peut se transmettre.

Manien écarquilla les yeux.

— La maladie ?

— Avez-vous déjà entendu parler des maladies à prions ?

Manien et Lucie secouèrent la tête, l’œil rivé sur ces morceaux blanchâtres qui avaient abrité la mémoire, les émotions, les déviances des deux sinistres assassins. Ça faisait toujours aussi bizarre de se dire que tout ce qu’ils étaient en tant qu’êtres humains — bons ou mauvais, gais ou tristes… — se résumait à ce brouillard de neurones se transmettant des signaux par impulsions électriques.

— Je vais essayer de faire au plus simple. Ce sont des maladies rares, caractérisées par une dégénérescence du système nerveux central et la formation d’agrégats d’une protéine spécifique, le prion, dans des zones bien précises du cerveau. On les appelle aussi des encéphalopathies subaiguës spongiformes transmissibles. Je sais, c’est un nom barbare, mais si je vous dis Creutzfeldt-Jakob, cela devrait davantage vous parler.

— La maladie de la vache folle, répliqua Lucie.

— Exactement, la MCJ est une maladie à prions. Ces maladies sont dues à l’accumulation dans le cerveau d’une protéine mal conformée, la fameuse protéine prion. Évolution rapide, souvent fatale, absence de traitement : il n’existe aucune parade pour freiner l’évolution du mal. En général, ces maladies se développent chez l’adulte et se caractérisent d’ordinaire par une démence progressive, à laquelle s’ajoutent des signes neurologiques : troubles de la coordination des mouvements, problèmes visuels, crises d’épilepsie…

Lucie se rappelait bien ces images relayées d’un bout à l’autre du monde : des vaches tremblantes, incapables de tenir sur leurs pattes. Elle se souvenait également de ces élevages entiers abattus en Angleterre dans les années 1980 ou 1990, de tous ces gens qui, suite à des cas humains, avaient stoppé net la consommation de viande rouge. Une vraie crise sanitaire.

— … Aujourd’hui, on connaît trois types principaux d’encéphalopathies humaines : la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, le syndrome de Gerstmann-Straüssler-Scheinker, qui crée des plaques amyloïdes dans le cervelet, et l’insomnie fatale familiale, qui prive les personnes atteintes de sommeil et qui finit par les tuer.

De la pointe d’un scalpel, le spécialiste désigna les infimes zones touchées, dans la complexité de l’encéphale de Ramirez.

— On le voit mieux au microscope car la surface impactée est très petite, mais l’aspect est spongieux, criblé de trous minuscules, caractéristique d’une encéphalopathie type variante de Creutzfeldt-Jakob. Les premiers résultats du labo montrent la présence d’une protéine prion pathologique. Vu la zone du cerveau concernée, et aussi hallucinant que cela puisse paraître, il semblerait qu’on ait affaire ici à une forme de maladie à prions encore inconnue.

Il rapprocha les deux bacs.

— Regardez les échantillons. Deux personnes différentes, atteintes au même endroit, au niveau de ce qu’on appelle les noyaux centraux situés dans le lobe temporal. Il…

— Où ça au niveau des noyaux centraux ? le coupa Lucie. La partie médiane ? Les amygdales ?

Chélide la fixa avec étonnement.

— Précisément à cet endroit, en effet. Comment le savez-vous ?

— J’ai discuté il y a quelques jours avec une femme qui doit se faire opérer d’ici deux à trois semaines afin qu’on analyse cette zone, justement. Elle ne présente plus aucun symptôme lié à la peur. Les IRM révèlent que ses noyaux centraux semblent atteints par… un mal encore indéfini. Et elle n’est visiblement pas la seule.

Lucie se rappelait le visage de Ramirez plaqué contre le sien. Celui de Dupire, avant qu’il se fasse flamber sans l’once d’une hésitation. « Vous croyez que vous nous faites peur ? » avait-il lancé avant de mourir. Cela signifiait-il que Ramirez et Dupire aussi ne ressentaient plus la peur, eux non plus ?

Matthieu Chélide sembla désarçonné par les propos de Lucie. Une maladie jamais rencontrée auparavant se développait en cachette sous des boîtes crâniennes anonymes. Sans l’enquête de la police, la rigueur des autopsies et l’insistance de Chénaix pour obtenir des examens, il serait passé à côté.

— Combien de cas ? demanda-t-il d’une voix blanche.