— Au moins trois aléatoirement répartis sur le territoire, sans compter ces deux-là, répliqua Lucie. Mais j’ai bien peur que ce ne soit là que la partie émergée de l’iceberg et qu’il y en ait beaucoup plus. Il y aurait eu de surcroît, d’après nos découvertes, une manifestation de la maladie fin des années 1970, début des années 1980, au Mexique.
— Il faut que je joigne d’urgence ces personnes touchées en France.
— À notre connaissance, une seule est vivante, elle est en fauteuil roulant.
Lucie sentait la tension dans la salle et l’extrême gravité de la situation. Des monstres et des victimes, frappés par le même mal. Comment avaient-ils attrapé cette maladie ? D’où venait-elle ? Elle désigna les tranches d’encéphales.
— C’est quoi, exactement ? Un virus ?
— C’est compliqué, aujourd’hui encore, on ne connaît pas tous les mécanismes exacts des maladies à prions. Disons qu’un prion n’est ni un virus, ni une bactérie, ni un parasite. Ce n’est pas un organisme vivant, mais il peut se transmettre. Il est un agent infectieux dénué d’acides nucléiques, mille fois plus petit qu’un virus classique, il n’est pas reconnu par le système immunitaire, c’est ce qui le rend aussi redoutable. À la base, il est présent dans tous les mammifères — c’est une protéine impliquée dans le fonctionnement des cellules —, mais un brusque changement dans sa structure le rend pathogène…
Il baissa son masque, se passa une main de plomb sur le visage. Lui non plus n’avait pas dû dormir beaucoup après ses découvertes.
— … Les prions mal formés s’agrègent entre eux et forment des dépôts qui se multiplient à l’intérieur et à l’extérieur des cellules du cerveau, perturbant leur fonctionnement et leurs mécanismes de survie. Dans sa forme anormale, la protéine prion est capable de transmettre son anomalie : à son contact, une protéine prion normale adopte à son tour une forme anormale.
— Un effet domino.
— Oui, qui favorise la propagation de l’anomalie de proche en proche, d’abord au sein d’un neurone, puis d’un neurone à l’autre. C’est une armée de tueurs de cellules cérébrales qui se dresse et ronge le cerveau.
— Et… ces prions qui nous concernent ici pourraient détruire seulement cette zone minuscule des amygdales, et pas les autres ?
— Il n’y a pas de règles en matière de maladies. Par exemple, les prions de l’insomnie fatale familiale s’attaquent uniquement aux noyaux dorsomédians et antérieur du thalamus, annihilant ainsi les fonctions du sommeil. Pour quelle raison ils se confinent en particulier dans cette zone, on l’ignore, mais c’est comme ça. Alors pourquoi pas les amygdales des noyaux centraux, dont la dégénérescence modifierait ainsi les comportements liés à la peur ?
Tout se mélangeait dans la tête de Lucie — la pathologie gravissime du vampyre gourou, les enlèvements, la secte Pray Mev —, mais elle essaya de rester concentrée sur les révélations cruciales de Chélide. Dans ces tranches de cerveaux malades se cachait l’une des clés de leur enquête.
— Deux individus complices souffraient de cette même maladie, avança-t-elle. Il y a forcément eu contact, transmission. Comment ça s’attrape ?
Elle avait sa petite idée, mais préféra laisser parler Chélide.
— Là encore, ça dépend. L’insomnie fatale familiale est d’origine purement génétique, la mutation d’un gène entraîne l’apparition de mauvais prions. Il en va de même pour le syndrome de Gerstmann-Straüssler-Scheinker. Autrement dit, ces maladies ne sont pas transmissibles. Mais ce n’est pas le cas ici, semble-t-il. Si on range notre nouvelle maladie dans celle du genre variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, c’est différent, et s’il y a eu une telle panique à l’époque, c’était non seulement parce que la maladie se propageait de bovin à bovin, mais qu’il y avait eu une transmission de bovin à homme, puis d’homme à homme. Ce qui rend cette maladie d’autant plus redoutable, c’est la période d’incubation aléatoire, qui peut aller de quelques mois à plusieurs dizaines d’années. Donc il n’est pas impossible que des personnes contaminées à la fin des années 1990 déclarent la maladie de la vache folle aujourd’hui.
Il s’éloigna des bacs d’acier et incita ses interlocuteurs à faire de même. Une fois ses gants ôtés, il se lava les mains à grand renfort de savon.
— Les tissus les plus à risque, capables de transmettre le prion anormal de la variante de la MCJ, sont principalement ceux issus du système nerveux central. Rappelez-vous les origines de la maladie de la vache folle : années 1980, une épidémie d’encéphalopathie spongiforme bovine frappe les élevages du Royaume-Uni depuis des mois. On ne comprend pas le mode de transmission immédiatement, et on finit par découvrir que la propagation de cette maladie à prions, qui touchait plusieurs dizaines de milliers de bêtes chaque année, était sans doute due à l’utilisation de farines animales, produites à partir de carcasses et insuffisamment décontaminées. Dans ces farines, il y avait des tissus cérébraux, porteurs des prions mal formés. Pour vous donner une image simple mais qui résume bien la situation, les vaches saines mangeaient en quelque sorte le cerveau de vaches malades et devenaient elles-mêmes malades.
Lucie eut soudain une image vive en tête : Mev Duruel, en train de dévorer des organes d’animaux lorsqu’elle avait été recueillie par le spécialiste des araignées… Ses tendances anthropophages… Et ses tableaux avec ses personnages indifférents à la mort. Des indigènes touchés, eux aussi, par cette maladie ? Des cannibales sains, qui auraient mangé le cerveau d’individus malades, propageant ainsi le mal ?
Elle n’eut pas le temps de prolonger sa réflexion, car Chélide l’interrompit :
— Mais le système nerveux central n’est pas le seul mode de propagation. La bile, les intestins, le système lymphatique sont des vecteurs, de même que la transmission par voie sanguine. C’est pour cette raison que toutes les personnes qui avaient séjourné en Angleterre durant la crise de la vache folle ont été interdites de dons du sang en France, par exemple. On voulait limiter les risques de transmission de la maladie par transfusion et…
À ce moment-là, la porte du sas s’ouvrit sur la silhouette massive de Sharko, dont la voix claqua dans la salle comme un coup de clairon.
— Tous les membres de Pray Mev sont probablement touchés par le problème au cerveau. Et je crois que, depuis trois ans, ils sont en train de répandre en connaissance de cause la maladie en arrosant les hôpitaux de leur sang contaminé.
78
Cet après-midi-là, ils étaient sept dans l’une des salles de réunion du 36. Franck, Lucie, Manien, Chélide, Geoffroy Walkowiak, le spécialiste du sang, Jérémy Garitte ainsi que Bruno Bois, le directeur de la Santé rattaché au ministère du même nom. Les quatre hommes extérieurs à l’équipe venaient d’être mis au courant, dans l’urgence et la précipitation, des principaux éléments de l’affaire. Pascal et Jacques manquaient à l’appel, ils menaient des recherches et passaient des coups de fil.
Debout, sur ordre de Manien, Sharko exposait leurs dernières découvertes. Il avait parlé de la maladie dont semblait être atteint le gourou — la porphyrie —, du sang Bombay, des deux femmes retrouvées vivantes au fond d’un abri souterrain, et avait posé trois cartes d’identité devant lui. Dessus, un même visage, celui de Ramirez.
— Nous avions découvert deux fausses cartes cachées chez Julien Ramirez et ignorions jusqu’à présent à quoi elles pouvaient servir. Désormais, nous le savons. Nous pensons que tous les membres de la secte Pray Mev possèdent de fausses identités qui leur permettent d’être inscrits dans plusieurs établissements et de donner ainsi leur sang davantage que la loi ne l’autorise. Monsieur Walkowiak, vous pouvez expliquer ?