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STEPHEN KING

Shining

À Joe Hill King, qui rayonne.

C'était aussi dans cette salle que s'élevait… une gigantesque horloge d'ébène. Son pendule se balançait avec un tic-tac sourd, lourd, monotone ; et quand l'aiguille des minutes avait fait le circuit du cadran et que l'heure allait sonner, il s'élevait des poumons d'airain de la machine un son clair, éclatant, profond et excessivement musical, mais d'une note si particulière et d'une énergie telle que, d'heure en heure, les musiciens de l'orchestre étaient contraints d'interrompre un instant leurs accords pour écouter la musique de l'heure ; les valseurs alors cessaient forcément leurs évolutions ; un trouble momentané courait dans toute la joyeuse compagnie ; et, tant que vibrait le carillon, on remarquait que les plus fous devenaient pâles, et que les plus âgés et les plus rassis passaient leurs mains sur leurs fronts, comme dans une méditation ou une rêverie délirante. Mais quand l'écho s'était tout à fait évanoui, une légère hilarité circulait par toute l'assemblée ; les musiciens s'entreregardaient et souriaient de leurs nerfs et de leur folie, et se juraient tout bas, les uns aux autres, que la prochaine sonnerie ne produirait pas en eux la même émotion, et puis, après la fuite des soixante minutes… arrivait une nouvelle sonnerie de la fatale horloge, et c'était le même trouble, le même frisson, les mêmes rêveries.

Mais en dépit de tout cela, c'était une joyeuse et magnifique orgie…

Edgar Allan POE — Le Masque de la mort rouge.
(Traduction de Charles Baudelaire)

Le sommeil de la raison engendre des monstres.

GOYA.

PREMIÈRE PARTIE

EN GUISE D'INTRODUCTION

1.

PREMIER ENTRETIEN

Petit con prétentieux, pensa Jack Torrance. Ullman mesurait tout juste un mètre soixante et il avait les gestes brusques et secs des hommes petits et gros. La raie de ses cheveux était impeccable, son complet sombre strict mais rassurant. Tout en lui disait au client : « Je suis à vous, je vous écoute », et aux employés, plus sèchement : « Attention, je vous ai à l’œil. » Il avait piqué un œillet rouge à sa boutonnière, peut-être pour éviter qu’on ne le prît pour un croque-mort.

L’écoutant parler, Jack se disait que de toute façon, vu les circonstances, il aurait eu du mal à éprouver de la sympathie pour quiconque se fût trouvé de l’autre côté de ce bureau.

Ullman venait de lui poser une question qu’il n’avait pas saisie. C’était un mauvais point pour lui, car Ullman était homme à relever ce genre de gaffe et à l’enregistrer dans son ordinateur mental pour la lui ressortir un jour.

— Je vous demande pardon ?

— Je vous demandais si votre femme comprend bien les risques que vous courez en venant ici. Et puis il y a votre fils (il jeta un coup d’œil sur la demande d’emploi posée devant lui), Daniel, cinq ans. Votre femme n’est pas un peu réticente ?

— Wendy est une femme extraordinaire.

— Et votre fils aussi ?

Jack lui adressa son plus beau sourire « dents blanches » :

— Nous avons la faiblesse de le croire. Il est très indépendant pour son âge.

Ullman ne lui retourna pas son sourire. Il glissa la demande d’emploi dans un dossier qu’il fit disparaître dans un tiroir. Il ne restait plus sur son bureau qu’un sous-main, un téléphone, une lampe et une corbeille à courrier dont les deux compartiments Arrivée et Départ étaient vides.

Se levant, Ullman se dirigea vers un classeur.

— Venez de ce côté, s’il vous plaît, Mr Torrance. Nous allons regarder les plans de l’hôtel.

Il revint avec cinq grandes feuilles qu’il étala sur le bureau de noyer vernissé. Debout à ses côtés, Jack fut assailli par l’odeur d’eau de Cologne qu’il dégageait. « Ce que mes hommes ont sur la peau ? English Leather, un point, c’est tout. » Le slogan publicitaire lui revint spontanément à l’esprit et il dut se mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire.

— Le dernier étage : un grenier, dit Ullman en s’animant. Rien là-haut que du bric-à-brac. L’Overlook a changé de mains plusieurs fois depuis la Deuxième Guerre mondiale et chaque nouveau directeur y a relégué tout ce qui l’encombrait. Je veux que l’on y mette des pièges à rat et des boulettes empoisonnées. Les femmes de chambre du troisième prétendent avoir entendu des trottinements suspects. Je ne crois pas un seul instant qu’il y ait des rats chez nous, mais l’Overlook se doit d’être au-dessus de tout soupçon.

Convaincu que tout hôtel digne de ce nom abritait bien un rat ou deux, Jack eut du mal à tenir sa langue.

— Il est entendu qu’en aucun cas vous n’autoriserez votre fils à jouer au grenier.

— Bien sûr, fit Jack, réduit de nouveau au sourire Gibbs.

Quelle situation humiliante ! Est-ce que ce petit con s’imaginait vraiment qu’il laisserait son fils dans un grenier plein de pièges à rat, de vieux meubles déglingués et Dieu sait quoi encore ?

Ullman retira prestement le plan du grenier et le glissa sous la pile.

— L’Overlook compte cent dix chambres, dit-il sur un ton doctoral. Les trente suites sont toutes ici, au troisième : dix dans l’aile ouest, dont la suite présidentielle, dix au centre, dix dans l’aile est. Toutes jouissent d’une vue superbe.

Je me passerais bien de son baratin, pensa Jack. Mais il ne dit rien : il avait trop besoin de ce poste.

Ullman retira le plan du troisième étage et ils se penchèrent sur les deux premiers étages.

— Au deuxième, quarante chambres, poursuivit Ullman ; trente à deux lits et dix à un lit. Au premier, vingt de chaque. À chaque étage, vous avez trois placards à linge et une réserve située au bout de l’aile est pour le deuxième étage et au bout de l’aile ouest pour le premier. Pas de questions ?

Jack lui fit signe que non. Ullman rangea les plans des deux premiers étages.

— Passons au rez-de-chaussée. Voici, au centre, la réception et derrière, les bureaux. Les deux ailes de part et d’autre de la réception font deux cent cinquante mètres de long chacune. Dans l’aile ouest vous avez le restaurant et le Colorado Bar. Dans l’aile est, la salle de banquet et le dancing. Toujours pas de questions ?

— J’attends d’arriver au sous-sol, dit Jack. C’est surtout là que j’aurai à travailler.

— Watson vous montrera tout ça. Le plan du sous-sol est affiché au mur de la chaufferie. (Il fronça les sourcils de l’air de dire qu’un directeur ne s’occupait pas de l’intendance.) Là aussi, nous pourrions poser quelques pièges à rat. Je vais le noter…

Il griffonna un mot sur un bloc-notes qu’il tira de la poche intérieure de sa veste — chaque feuille portait en capitales l’en-tête : LE DIRECTEUR : STUART ULLMAN — puis il détacha la feuille qu’il déposa dans la corbeille à courrier. Sur ce bureau vide, le papier paraissait insolite. Il fit disparaître le bloc-notes comme par enchantement dans la poche de sa veste. Et maintenant, messieurs-dames, le clou de la soirée : le tour du bloc-notes qui disparaît. « Décidément, se dit Jack, son numéro est bien au point. »