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À un moment donné, le chasse-neige, qui avançait du mauvais côté de la route, avait failli lui rentrer dedans. Le conducteur avait alors fait un petit crochet pour se rapprocher et, sans prendre la peine de descendre de sa cabine pour l’enguirlander, lui avait fait avec deux doigts l’un de ces signes parfaitement clairs pour tout Américain de plus de dix ans, et ce n’était pas le signe de la paix.

Plus il approchait de l’Overlook, plus il se sentait pressé d’arriver et consultait sans arrêt sa montre dont les aiguilles semblaient avancer à toute allure.

Dix minutes après s’être engagé sur l’Upland, il dépassa deux panneaux que le vent déchaîné avait suffisamment nettoyés pour qu’il pût les lire. Le premier indiquait : SIDEWINDER 10, et le second : À 15 KILOMÈTRES ROUTE FERMÉE PENDANT LES MOIS D’HIVER.

Ce fut alors que l’odeur d’orange le frappa une fois encore à toute volée et qu’il reçut un nouveau message, lourd cette fois-ci de menace et de haine :

(REBROUSSE CHEMIN OU NOUS TE PENDRONS HAUT ET COURT ET NOUS BRÛLERONS TON CADAVRE. VOILÀ CE QUI ATTEND LES SALES NÉGROS DE TON ESPÈCE. ALORS, SI TU TIENS À TA PEAU, FILE !)

À l’intérieur de sa voiture, Hallorann poussa un cri. Cet avertissement lui était parvenu non pas en clair, par des paroles, mais codé en une série d’images qui l’avaient foudroyé comme une rafale de coups de poing en pleine tête. Sous le choc il lâcha un instant le volant, essayant de reprendre ses esprits.

Laissée à elle-même, la voiture alla heurter du flanc le talus de l’accotement puis s’immobilisa après avoir fait un tête-à-queue, les roues arrière tournant dans le vide.

Hallorann mit sa transmission automatique au point mort et se cacha le visage dans les mains. Il ne pleurait pas mais sa poitrine était soulevée par des sanglots sans larmes. Il savait que si cette menace l’avait atteint au moment où il côtoyait le précipice il serait sans doute déjà mort. D’ailleurs le message lui avait peut-être été envoyé dans cette intention. Et d’autres pouvaient le frapper encore, n’importe quand. Il fallait qu’il se protège contre cette force toute-puissante, omniprésente — mémoire, peut-être, ou instinct — s’il ne voulait pas être englouti par elle.

Il mit la transmission en vitesse minimum et donna les gaz à petits coups. Les roues patinèrent d’abord puis s’agrippèrent, puis patinèrent de nouveau. Enfin la Buick se mit à avancer, précédée par la faible lueur des phares qui perçait à peine les tourbillons de neige. Il regarda sa montre : il était maintenant presque six heures et demie. Il eut le sentiment qu’il était déjà peut-être trop tard.

50.

TROMAL

Debout au milieu de la chambre, Wendy Torrance regardait son fils dormir. Elle n’arrivait pas à prendre une décision.

Il y avait une demi-heure que tous les bruits s’étaient brusquement tus, l’ascenseur, la fête, les portes qui s’ouvraient et se fermaient, mais le silence qui s’était installé ne faisait qu’accroître son anxiété. C’était un silence inquiétant, pareil à celui qui précède l’orage. Danny s’était endormi presque immédiatement. D’abord léger et agité, son sommeil était maintenant profond. C’est à peine si elle pouvait distinguer le mouvement régulier de sa petite poitrine étroite.

D’abord Jack s’était arrêté de hurler et de cogner contre la porte. Puis le brouhaha de la fête avait repris, ponctué par le bourdonnement de l’ascenseur et les claquements de sa porte.

(Mais la fête s’était-elle réellement interrompue ? N’était-ce pas plutôt qu’elle se poursuivait ailleurs, dans une autre dimension temporelle qu’elle ne pouvait pas percevoir ?)

Pendant que Danny dormait, elle avait cru entendre des chuchotements mystérieux dans la cuisine juste au-dessous de leur chambre. Au début, elle n’y avait guère prêté attention, pensant qu’il s’agissait du vent qui sait si bien imiter la voix humaine, du râle étouffé de l’agonisant au hurlement désespéré de la femme qu’on assassine dans les mélodrames. Et pourtant, plus elle y pensait, tout en montant la garde à côté de Danny, plus elle était sûre d’avoir réellement entendu des voix.

Il y avait eu celle de Jack, puis une voix inconnue. La discussion tournait autour de l’évasion de Jack et aussi du meurtre de sa femme et de son fils.

Elle s’était approchée du conduit d’air chaud et y avait collé l’oreille afin de mieux entendre, mais, à ce moment précis, la chaudière s’était rallumée et le ronflement de l’air chaud montant dans les tuyaux avait couvert leur conversation. Quand, cinq minutes plus tard, la chaudière s’était de nouveau arrêtée, elle n’avait plus rien entendu à part le vent, le crépitement de la neige cinglant les murs de l’hôtel et, par moments, le grincement d’une boiserie.

Jack s’est évadé.

Ne dis pas de bêtises.

Oui, il s’est évadé. Il a pris un couteau à la cuisine, peut-être même un couperet, et il est en train de monter l’escalier, en posant les pieds sur l’extrémité des marches, pour ne pas les faire grincer.

Tu es folle !

Ses lèvres bougeaient comme si elle avait prononcé ces paroles tout haut. Pourtant le silence régnait toujours.

Elle se sentit surveillée.

Elle se retourna brusquement et vit, plaqué contre la fenêtre obscurcie par la nuit, un visage blanc, hideux, avec des trous noirs à la place des yeux, qui lui marmonnait des injures, le visage d’un fou dangereux qui se cachait derrière ces murs gémissants depuis toujours.

Mais non, ce n’était qu’un dessin de givre sur la vitre et elle poussa un long soupir de soulagement. Peu après, les voix reprirent et elle put entendre, très clairement cette fois-ci, des chuchotements amusés.

Ressaisis-toi. Tu trembles devant des ombres. D’ici demain matin, tu seras mûre pour la camisole de force.

Il n’y avait qu’un seul moyen pour calmer sa frayeur et elle savait ce que c’était : descendre s’assurer que Jack était toujours dans la réserve.

C’était tout simple. Descendre, jeter un coup d’œil et remonter.

Elle se demanda si elle ne devait pas fermer la porte à clef derrière elle, mais elle hésita : Danny dormait, et un incendie pouvait toujours se déclarer. Une autre appréhension, plus forte, l’assaillit, mais elle l’écarta résolument.

Wendy traversa la chambre, s’arrêta, indécise, près de la porte, puis tira le couteau de la poche de sa robe de chambre et empoigna de sa main droite son manche en bois.

Elle ouvrit la porte.

Le petit couloir qui menait à leur appartement était vide. Les appliques murales étaient allumées et faisaient ressortir sur le fond bleu de la moquette ses entrelacs sinueux.

Ils veulent que tu te conduises en faible femme et c’est exactement ce que tu es en train de faire.

Elle hésita de nouveau, ne voulant pas quitter Danny et la sécurité que leur offrait l’appartement, mais en même temps elle avait besoin de s’assurer que Jack était toujours… en lieu sûr.