Il s’apprêtait à frapper encore, mais cette fois-ci elle se laissa bouler vers lui sur les marches de l’escalier, à l’abri de la trajectoire du maillet, laissant échapper un cri quand ses côtes cassées heurtèrent les marches. Son corps vint s’écraser contre ses chevilles alors qu’il se trouvait en déséquilibre et il partit à la renverse avec un rugissement de surprise et de fureur. Ses pieds luttèrent un instant pour garder leur assiette sur la marche, puis il s’écroula à terre, le maillet lui échappant des mains. Il se mit sur son séant et la regarda d’un air hébété.
— Tu vas me le payer. Je vais te tuer, dit-il.
Il se roula de côté et tendit le bras pour saisir le manche du maillet. Wendy avait réussi à se mettre debout. Des douleurs lancinantes montaient de sa jambe gauche jusqu’à la hanche. Son visage, blanc comme un linge, avait un air résolu. Au moment où la main de Jack se refermait sur le manche du maillet, elle lui sauta sur le dos.
— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle dans le hall ténébreux de l’Overlook, et elle lui enfonça le couteau dans le dos jusqu’au manche.
Il se raidit sous elle puis se mit à hurler. Elle n’avait jamais de sa vie entendu des cris aussi atroces. C’était comme si l’hôtel lui-même s’était mis à hurler, de toutes ses portes, de toutes ses fenêtres, de toutes ses lattes de parquet. Toujours raidi sous elle, il continuait de crier. Ils ressemblaient ainsi à une charade mimée de soirée mondaine représentant la monture et son cavalier. Mais cette monture-là avait une chemise de flanelle à carreaux rouges et noirs dont le dos s’imbibait de sang à vue d’œil.
Puis il s’écroula en avant, à plat sur son visage, et Wendy, désarçonnée, tomba en gémissant sur son côté blessé.
Respirant avec difficulté, elle resta longtemps étendue, sans pouvoir bouger. Des vagues d’une douleur indicible déferlaient sur tout son corps. Chaque inspiration la perçait d’un coup de poignard et son cou ruisselait du sang de son oreille écorchée.
Il n’y avait d’autre bruit que celui de sa respiration saccadée, le gémissement du vent et le tic-tac de la pendule du dancing.
Enfin elle réussit à se mettre debout et gagna en boitillant l’escalier. Saisie de vertige, elle dut s’accrocher à la rampe, la tête pendante. Une fois le malaise passé, elle se mit à monter, se servant de sa jambe valide et tirant sur la rampe avec ses bras. Elle leva les yeux vers le palier, s’attendant à y voir Danny, mais l’escalier était vide.
Grâce à Dieu, il ne s’est pas réveillé.
Après les six premières marches, elle dut s’arrêter pour se reposer, la tête baissée, les boucles de ses cheveux blonds répandues sur la rampe. Chaque respiration lui écorchait la gorge aussi douloureusement que si elle avait avalé des chardons. Son côté droit n’était plus qu’une masse enflée de chairs meurtries.
Vas-y, Wendy, vas-y, ma fille, une fois derrière une porte verrouillée, tu pourras t’examiner à loisir. Plus que treize à grimper, ce n’est pas terrible. Quand tu seras arrivée dans le couloir du premier, tu pourras ramper. Je t’en donne la permission.
Elle inspira aussi profondément que ses côtes cassées le lui permettaient et, tirant sur la rampe, trébuchant, elle réussit à ramper encore une marche, puis une autre.
Elle en était à la neuvième marche, presque à mi-chemin, quand la voix de Jack lui parvint d’en bas, une voix étranglée qui lui disait :
— Espèce de garce. Tu m’as eu.
Une terreur aussi noire qu’une nuit d’encre l’envahit. Elle retourna la tête et vit Jack qui se mettait lentement debout.
Le manche du couteau de cuisine sortait de son dos arqué. Ses yeux semblaient avoir rapetissé, mangés par des plis de chair flasques. Il tenait dans sa main gauche, mais d’une prise mal assurée, le maillet de roque dont la tête était ensanglantée et sur laquelle un bout de tissu-éponge rose était resté collé.
— Tu l’auras, ta correction, murmura-t-il, et il s’approcha en titubant de l’escalier.
Avec des gémissements apeurés, elle se hissa sur la dixième marche, puis sur la suivante ; elle atteignit la douzième, la treizième. Mais le palier du premier étage lui paraissait aussi inaccessible que le sommet d’une montagne. Elle haletait à présent et son côté blessé la faisait de plus en plus souffrir. Avec ses cheveux qui lui tombaient dans les yeux, elle avait l’air d’une folle. La sueur lui piquait les yeux. Le tic-tac de la pendule de la salle de danse lui crevait le tympan et, en contrepoint, elle entendait les râles essoufflés de Jack qui commençait à monter l’escalier.
51.
L’ARRIVÉE D’HALLORANN
Larry Durkin était un grand escogriffe maigre dont le visage renfrogné, couronné d’une opulente crinière rousse, se dissimulait sous le capuchon d’un anorak des surplus de l’armée. Hallorann l’avait rencontré juste au moment où il s’apprêtait à quitter le garage. La perspective d’un surcroît de travail par un temps pareil ne l’enchantait guère, et encore moins l’idée de louer un de ses deux scooters des neiges à cet énergumène noir au regard fou qui voulait monter jusqu’au vieil Overlook. Parmi ceux qui avaient vécu longtemps dans la petite ville de Sidewinder, l’hôtel avait une sale réputation. Il avait été pendant longtemps la propriété d’une bande de gangsters puis d’un groupe de spéculateurs sans scrupules. Et il s’y était passé bien des choses dont les journaux n’avaient jamais parlé, car l’argent sait obtenir la discrétion. Mais les gens de Sidewinder n’étaient pas dupes. La plupart des femmes de chambre de l’hôtel se recrutaient dans la petite ville et les femmes de chambre n’ont pas leurs yeux dans leurs poches.
Mais, quand Hallorann dit qu’il venait de la part de Howard Cottrel, le propriétaire du garage se fit plus aimable.
— C’est lui qui vous a envoyé ici ? demanda Durkin tout en ouvrant une des portes roulantes du garage pour laisser entrer Hallorann. Ça me fait plaisir d’apprendre que ce vieux chenapan est toujours dans les parages. (Il abaissa l’interrupteur et un jeu de vieux tubes de néon crasseux s’alluma en bourdonnant.) Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui peut bien vous pousser à monter là-haut par un temps pareil !
Les nerfs d’Hallorann commençaient à le lâcher. Les trois derniers kilomètres avant Sidewinder avaient été particulièrement durs. Une rafale de vent qui devait souffler à quatre-vingts kilomètres à l’heure avait fait faire à la Buick un tête-à-queue complet. Et il restait encore bien des kilomètres à parcourir avant d’arriver au bout, où l’attendait Dieu sait quoi. Il avait de plus en plus peur pour Danny. Il était déjà sept heures moins dix et voilà qu’il lui fallait de nouveau déballer son histoire.
— Quelqu’un se trouve en danger là-haut, dit-il prudemment. Le fils du gardien.
— Qui ? Le gosse Torrance ? Mais quel danger ?
— Je ne sais pas, marmonna Hallorann.
Toutes ces explications prenaient un temps fou et ça le mettait hors de lui. Il savait que les gens de la campagne sont lents, qu’ils n’ont pas l’habitude d’aborder une affaire de face, qu’ils préfèrent tourner tout autour, la renifler d’abord. Mais il n’y avait plus de temps à perdre et, si cela devait se prolonger encore longtemps, il n’y tiendrait plus et détalerait comme un lapin, sans demander son reste.