— Écoutez, dit-il. Je vous en supplie, faites-moi confiance. J’ai besoin de monter là-haut et il me faut un scooter des neiges pour y arriver. Je paierai ce qu’il faut, mais, pour l’amour du ciel, ne perdons plus de temps !
— D’accord, dit Durkin sans sourciller. Si Howard vous a envoyé, ça me suffit. Prenez ce scooter-ci, l’Artic Cat. Le réservoir est plein et je vous mettrai vingt litres d’essence dans le jerrycan. Avec ça, je crois que vous pourrez faire l’aller-retour.
— Merci, dit Hallorann d’une voix mal assurée.
— Vous me devez vingt dollars, essence comprise.
Hallorann fouilla dans son portefeuille à la recherche d’un billet de vingt dollars, en trouva un et le tendit à Durkin, qui le glissa sans le regarder dans une des poches de sa chemise.
— Je pense qu’il vaudrait mieux faire un échange de vêtements, dit Durkin en enlevant son anorak. Votre pardessus ne vous servira à rien cette nuit. Vous me le rendrez quand vous ramènerez le scooter.
— Eh ! minute, je ne pourrais jamais…
— Ne discutez pas, interrompit Durkin de sa voix toujours égale. Je ne veux pas que vous geliez là-haut. Quant à moi, je n’ai qu’à faire cent mètres pour me mettre à table dans ma salle à manger. Allons, donnez-moi ça.
Un peu abasourdi, Hallorann échangea son pardessus contre l’anorak doublé de fourrure de Durkin. Au plafond, les tubes de néon et leur bourdonnement lui rappelaient la cuisine de l’Overlook.
— Le gosse des Torrance, dit Durkin, secouant la tête. Gentil petit bonhomme, pas vrai ? Son père et lui venaient souvent ici avant que la neige ne coupe la route. Ils avaient l’air de s’entendre comme larrons en foire. Voilà un gamin qui aime son père. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de grave.
— Moi aussi.
Hallorann remonta la fermeture éclair et noua le capuchon.
— Laissez-moi vous aider à sortir ça, dit Durkin.
Ils poussèrent le scooter sur la chape de béton maculée d’huile, jusqu’à la porte roulante.
— Est-ce que vous avez déjà conduit un de ces engins ?
— Non.
— Eh bien, ce n’est pas sorcier. Vous avez les indications collées sur le tableau de bord, mais, en fait, il n’y a que deux positions, la marche et l’arrêt. La manette des gaz se trouve ici, comme sur une motocyclette. Le frein est de l’autre côté. Penchez-vous avec la machine dans les virages. Elle fait du quatre-vingt-dix sur la neige bien tassée, mais, avec cette poudreuse, vous ne pourrez pas monter au-dessus de soixante-dix, au grand maximum.
Ils étaient dehors maintenant sur le terre-plein enneigé de la station-service et Durkin éleva la voix afin de se faire entendre par-dessus les hurlements du vent.
— Restez sur la route ! cria-t-il à l’oreille d’Hallorann. Suivez les poteaux du garde-fou, faites attention aux panneaux et je pense que vous vous en tirerez. Si vous quittez la route, vous êtes mort. Compris ?
Hallorann hocha la tête.
— Attendez une minute ! lui lança Durkin, disparaissant de nouveau derrière la porte roulante.
Hallorann tourna la clef de contact et ouvrit un peu la manette des gaz. Le moteur hoqueta puis démarra sur un rythme allègre de deux-temps.
Durkin revint avec un passe-montagne rouge et noir.
— Passez ça sous le capuchon.
— Merci pour tout, lui dit Hallorann.
— Soyez prudent ! lui cria Durkin. Restez bien sur la route !
Hallorann hocha la tête et tourna lentement la manette des gaz. Le scooter se mit à avancer lentement en ronronnant, précédé par le cône lumineux du phare qui trouait l’épais rideau de neige. Dans le rétroviseur, il vit la main levée de Durkin et lui répondit par un signe de la sienne. Puis il tira le guidon à gauche et se mit à monter Main Street. Le scooter filait bon train sous la lumière blanche des lampadaires. Le compteur marquait quarante kilomètres à l’heure. Il était sept heures et demie. À l’Overlook, Wendy et Danny dormaient encore et Jack Torrance discutait d’une question de vie ou de mort avec l’ancien gardien. Un peu plus loin il dépassa le dernier lampadaire et sur près d’un kilomètre il avança entre deux rangées de petites maisons bien calfeutrées contre les assauts de la tempête. Au-delà, il n’y avait plus que les ténèbres où le vent se déchaînait. Dans le noir, sans autre lumière que le pinceau du phare, la terreur s’empara à nouveau de lui, une terreur enfantine, accablante, décourageante. Jamais il ne s’était senti aussi seul. Au fur et à mesure qu’il voyait dans le rétroviseur les rares lumières de Sidewinder s’éloigner et disparaître, l’envie de rebrousser chemin devenait de plus en plus irrésistible. Il songea que, malgré sa sollicitude, Durkin ne lui avait quand même pas proposé de l’accompagner avec l’autre scooter.
L’hôtel a mauvaise réputation par ici.
Serrant les dents, il poussa plus à fond la manette des gaz et regarda l’aiguille du compteur de vitesse dépasser le cinquante puis se stabiliser à soixante. Il avait l’impression d’avancer à toute vitesse et pourtant il craignait d’arriver trop tard. À cette allure, il lui faudrait presque une heure pour atteindre l’Overlook. Mais s’il accélérait davantage il risquait de ne pas y arriver du tout.
Il gardait les yeux rivés sur les petits réflecteurs ronds, grands comme des pièces de dix cents, qui surmontaient les barrières du garde-fou. Souvent ils étaient ensevelis sous des monceaux de neige. Par deux fois déjà, faute d’avoir vu les panneaux de signalisation des virages, il était sorti de la route et avait commencé à rouler sur la neige accumulée sur le bas-côté et qui masquait le précipice. Il avait tout juste eu le temps de redresser le scooter et de le ramener sur la route. Le passage des kilomètres s’enregistrait au compteur avec une lenteur désespérante… — dix, quinze, vingt kilomètres enfin. Malgré son passe-montagne, son visage se figeait peu à peu et ses jambes commençaient à s’ankyloser.
« Je donnerais bien cent dollars pour une paire de pantalons de ski. »
Il sentait rôder autour de lui cette force maléfique qui avait failli l’assommer sur la route de Sidewinder et qui essayait de s’insinuer derrière ses défenses, d’atteindre son point faible. Si elle l’avait foudroyé avec une telle force trente kilomètres plus bas, de quoi ne serait-elle pas capable ici, dans son domaine ? Il n’arrivait pas à la chasser ; elle se glissait dans son esprit, qu’elle submergeait de vagues et sinistres images. L’une d’elles surtout revenait sans cesse, obsédante. Dans une salle de bains, une femme gravement blessée levait vainement les bras pour se protéger d’un nouveau coup, et il avait de plus en plus l’impression que cette femme était…
« Nom de Dieu, fais attention ! »
Perdu dans ses réflexions, il avait raté un panneau de signalisation et le talus d’accotement avait surgi de l’obscurité comme un train de marchandises, le ramenant brutalement à la réalité. Il tira brusquement sur le guidon et le scooter, penché sur le côté, changea brutalement de direction, raclant de ses patins le rocher sous la neige. Il avait cru que la machine allait se renverser — elle était restée un moment en équilibre instable — mais elle finit par se rétablir sur la surface à peu près plane de la route enneigée. Devant lui, dans la lumière du phare, il aperçut l’interruption brusque du tapis de neige et, au-delà, le noir de l’abîme. Le sang battait à coups redoublés dans sa gorge : Hallorann fit faire un demi-tour au scooter.
Reste sur la route, mon petit Dicky.
Un peu plus loin, à la sortie d’un virage, il vit des lumières étinceler en face de lui. Cette vision avait été si fugitive qu’il aurait pu croire à un mirage si, au détour d’un nouveau virage, elle n’avait réapparu à la faveur d’une entaille dans le rocher, un peu plus proche cette fois. Hallorann ne pouvait plus douter de sa réalité à présent. Il avait trop souvent vu l’Overlook de cet endroit-là pour ne pas le reconnaître. Apparemment, on avait allumé les lumières du rez-de-chaussée et du premier.