Il fallait qu’elle sorte de là maintenant, il fallait qu’elle retrouve son fils pour qu’ils affrontent ensemble le dénouement de ce cauchemar. Après d’interminables tâtonnements, sa main trouva le verrou et le repoussa. Aussitôt qu’elle eut ouvert la porte et qu’elle fut sortie, elle eut le pressentiment que le départ de Jack n’avait été qu’une ruse, qu’il s’était embusqué quelque part et la guettait.
Elle regarda autour d’elle. Ce n’était que casse et désordre d’affaires bouleversées, mais la chambre était vide et le salon aussi.
Le placard ? Vide également.
Alors l’obscurité envahit peu à peu son esprit et, s’affalant sur le matelas que Jack avait arraché du lit, elle perdit connaissance.
53.
HALLORANN HORS DE COMBAT
Hallorann atteignit le scooter renversé au moment où Wendy venait de s’engager dans le petit couloir qui conduisait à leur appartement.
Sans s’occuper du traîneau, Hallorann se dirigea vers l’arrière où le jerrycan d’essence était attaché par deux tendeurs. De ses mains engoncées dans les mitaines bleues de Cottrel, il venait de décrocher le tendeur du haut quand il entendit derrière lui un rugissement de provenance indéterminée — était-ce celui du lion ou n’était-ce qu’une illusion, surgie de son propre inconscient ? Une branche épineuse lui cingla violemment la jambe gauche. Hallorann, dont le genou avait failli se déboîter, serra les dents mais n’arriva pas à réprimer un gémissement. Las de jouer au chat et à la souris, le lion s’apprêtait sans doute à l’achever.
Hallorann tâtonna fiévreusement à la recherche du deuxième tendeur. Du sang gluant lui coulait dans les yeux.
Encore un rugissement et un nouveau coup qui lui racla les fesses et faillit l’envoyer bouler au loin. Mais il s’accrocha au traîneau comme si sa vie en dépendait — c’était d’ailleurs la stricte vérité.
Il avait réussi à détacher le deuxième tendeur et serrait le jerrycan contre lui quand le lion se jeta de nouveau sur lui, le renversant, puis s’enfuit. Malgré l’obscurité et la neige qui tombait, Hallorann put suivre les mouvements de cette horrible gargouille vivante qui s’éloignait puis revenait vers lui, faisant jaillir sous ses pattes des gerbes de neige. Tandis que la bête fonçait sur lui, il dévissa le capuchon du jerrycan qui, en sautant, dégagea une forte odeur d’essence.
Il eut tout juste le temps de se mettre à genoux avant que le lion, rasant le sol à une vitesse vertigineuse, n’arrive à sa hauteur. Quand il passa à côté, Hallorann l’aspergea d’essence.
Crachant et soufflant, le fauve recula.
— De l’essence, exulta Hallorann d’une voix aiguë, brisée par l’émotion. Je vais te faire cramer, Médor ! Que dis-tu de ça ?
Furieux, le lion revenait à la charge, grognant et haletant. Hallorann lui jeta de nouveau de l’essence, mais cette fois-ci le lion poursuivit sa ruée. Comprenant que la bête cherchait à le toucher au visage, il se jeta en arrière, mais sans pouvoir éviter complètement le coup, qui l’atteignit en pleine poitrine ; foudroyé de douleur, il tomba à la renverse. Il avait aspergé d’essence la manche de son anorak et son bras droit, trempé jusqu’à l’os, devint instantanément aussi froid que celui d’un cadavre.
Avec ses dents il arracha la mitaine de sa main droite et, relevant le bas de son anorak, plongea celle-ci dans la poche de son pantalon. Parmi les clefs et la monnaie se trouvait un vieux briquet Zippo, acheté autrefois en Allemagne. Son ressort s’était cassé une fois et il l’avait renvoyé à l’usine qui l’avait réparé gratuitement, exactement comme le promettaient les réclames.
Il tira le briquet de sa poche, rabattit avec un déclic le capuchon et, du pouce, actionna la molette. L’étincelle jaillit et la mèche s’enflamma.
« Oh ! mon Dieu, ma main ! »
Sa main, trempée d’essence, avait pris feu et les flammes remontaient sur la manche de son anorak, mais pour le moment il ne ressentait aucune douleur. Devant cette torche brûlante, la bête hideuse, à la bouche d’épines, aux yeux de broussaille, fit un bond en arrière, mais trop tard.
Grimaçant de douleur, Hallorann plongea son bras brûlant dans le flanc hérissé du lion.
En un instant, la bête ne fut plus qu’un brasier vivant. Elle se tordait, se roulait dans la neige et, rugissant de rage et de douleur, semblait courir après sa propre queue enflammée. Elle finit par s’enfuir en zigzaguant.
La bouche tordue par la souffrance, les yeux rivés sur l’agonie du lion de buis, Hallorann enfonça son bras dans la neige pour étouffer les flammes puis, haletant, se mit debout. La manche de l’anorak de Durkin était charbonneuse mais n’avait pas brûlé et sa main n’était pas atteinte. Quarante mètres plus bas, le lion n’était plus qu’une boule de feu.
« N’y fais pas attention. Grouille-toi. »
Il n’eut aucune peine à remettre en marche le moteur encore chaud du scooter. Il ouvrit la manette des gaz par à-coups et l’engin démarra avec des soubresauts violents qui ne firent rien pour arranger son mal de tête.
Au début Hallorann fut incapable de contrôler sa machine qui allait d’un côté à l’autre comme un engin fou. Pour reprendre ses esprits, il se dressa au-dessus du pare-brise, exposant son visage aux rafales cinglantes du vent. Dès qu’il eut retrouvé son tonus, il poussa sur la manette des gaz.
L’Overlook surgit tout à coup devant lui. Les fenêtres illuminées du premier étage projetaient de longs rectangles jaunes sur la neige. Comme la grille qui fermait l’entrée de l’allée était cadenassée, il descendit du scooter et, après avoir jeté un coup d’œil méfiant autour de lui, se mit à chercher ses clefs, espérant ne pas les avoir fait tomber de sa poche en prenant le briquet… Non, elles étaient bien là. Il examina le trousseau dans la lumière crue du phare et, ayant trouvé la bonne, ouvrit le cadenas qu’il laissa tomber dans la neige. Mais la grille était coincée par la neige. Oubliant les élancements de son mal de tête et la crainte de voir surgir derrière lui d’autres lions, il en dégagea alors le pied en grattant frénétiquement la neige avec ses mains. Il réussit enfin à l’entrebâiller juste assez pour se glisser dans la brèche et, poussant alors de toutes ses forces, parvint à l’ouvrir suffisamment pour que le scooter pût se faufiler. Il avait franchi la grille maintenant et se rapprochait de l’hôtel. C’est alors qu’à travers l’obscurité il devina une agitation devant lui : tous les animaux de buis s’étaient rassemblés au pied de l’escalier de l’Overlook et en barraient l’entrée. Les lions allaient et venaient, le chien était assis, les pattes posées sur la première marche.
Hallorann ouvrit à fond les gaz et le scooter fit un bond en avant, soulevant derrière lui des tourbillons de neige.
Dans l’appartement, Jack Torrance avait tendu l’oreille en percevant le bourdonnement aigu d’un moteur et s’était dirigé vers le couloir à toute allure. Cette garce de Wendy pouvait attendre. Il allait d’abord s’occuper de ce sale négro et lui apprendre à fourrer son nez dans les affaires des autres. Ensuite ce serait le tour de son fils. Il leur donnerait une bonne leçon à tous et leur montrerait qu’il avait l’étoffe d’un manager !
Dehors le scooter filait à toute vitesse et Hallorann, le visage cinglé par la neige, avait l’impression que l’hôtel fonçait sur lui. Dans le faisceau du phare surgit la silhouette du berger de buis, avec son visage aux yeux vides. Hallorann crut qu’il allait s’écraser contre lui, mais au dernier moment celui-ci s’écarta, lui ouvrant un passage dans lequel il s’engouffra, tirant sur le guidon avec tout ce qui lui restait de forces. Le scooter, dans un nuage de neige, fit un brusque tête-à-queue, manquant de se renverser, et heurta de l’arrière le bas de l’escalier contre lequel il rebondit. En un clin d’œil, Hallorann en descendit et se mit à monter en courant. Il trébucha, tomba, se remit debout. Il lui semblait que le chien était à ses trousses, grognant derrière lui. Quelque chose le griffa à l’épaule, mais il était déjà sur le porche, sain et sauf, dans l’étroite tranchée que Jack avait déblayée devant la porte. Les animaux de buis étaient trop gros pour s’y faufiler.