Jack se présenta au comptoir du drugstore, acheta le Nuts, le journal et le dernier numéro de L’Écho des Écrivains. Il donna un billet de cinq dollars à la caissière et demanda qu’on lui rende la monnaie en quarters. La main pleine de mitraille, il se dirigea vers la cabine téléphonique, située à côté de la machine à découper les clefs, et se faufila à l’intérieur. D’ici il pouvait encore voir Danny, malgré les trois surfaces vitrées qui les séparaient. La tête penchée, l’enfant étudiait ses cartes avec ferveur. Une vague de tendresse pour son fils submergea son cœur, mais rien dans l’expression dure et sévère de son visage ne laissait supposer qu’il éprouvait un tel sentiment.
Sans doute aurait-il pu donner ce coup de téléphone de politesse depuis la maison, car il n’avait aucunement l’intention de dire quoi que ce soit que Wendy ne pût entendre. Mais il avait sa fierté, et puisque cette fierté était — mis à part sa femme, son fils, six cents dollars dans un compte courant et une vieille Volkswagen de 1968 — tout ce qu’il possédait au monde, il en était venu à se laisser presque toujours guider par elle. Elle était en fait la seule chose qui lui appartenait en propre. Même le compte courant était à eux deux. Dire qu’il y avait à peine un an il était encore professeur dans un des meilleurs collèges privés de toute la Nouvelle-Angleterre ! Il avait eu des amis — pas les mêmes peut-être que ceux qu’il s’était faits avant de renoncer à l’alcool — mais des gens avec lesquels il pouvait se distraire, des collègues qui admiraient ses dons de pédagogue et sa vocation d’écrivain. Tout allait si bien il y avait à peine six mois. Wendy et lui avaient découvert qu’au bout de chaque quinzaine, avant de toucher la paie, il leur restait toujours un peu d’argent, de quoi ouvrir un petit compte d’épargne. Par contre, du temps où il buvait, il ne leur était jamais resté un seul centime, même quand c’était Al Shockley qui payait la tournée. Wendy et lui avaient commencé à évoquer la possibilité de l’achat d’une maison. Dans un an ou deux, ils auraient de quoi faire un premier paiement. Une vieille ferme à la campagne aurait fait leur affaire. Les six à huit ans qu’il faudrait pour la rénover ne leur faisaient pas peur ; ils étaient jeunes, ils avaient la vie devant eux.
Puis il avait perdu la tête.
George Hatfield.
Le conseil d’administration lui avait demandé sa démission et il l’avait donnée. Sans cet incident, il aurait été nommé professeur en titre à la fin de l’année.
La soirée qui avait suivi l’interview chez le directeur avait été la plus noire, la plus effroyable de toute sa vie. L’envie, le besoin de se saouler n’avaient jamais été aussi forts. Ses mains tremblaient, il renversait tout et il aurait voulu faire passer sa mauvaise humeur sur Wendy et Danny. Il s’efforçait de contenir sa colère, mais sa patience s’effritait et risquait, comme la laisse d’un chien excité, de craquer sous l’effet de l’usure. Craignant de les battre, il était parti. Il avait fini par s’arrêter devant un bar, mais il n’y était pas entré, sachant qu’il n’en fallait pas plus pour décider Wendy à le quitter, en emmenant Danny avec elle. Et, à partir de ce jour-là, il serait un homme fini, il le savait.
Au lieu d’entrer dans le bar où de vagues ombres s’agitaient, goûtant aux eaux du Léthé, il était allé chez Al Shockley. Le vote du conseil avait été de six contre un et c’était Al qui avait voté contre son renvoi.
Il demanda l’inter et on l’informa qu’il pouvait parler avec Al, à deux mille miles de là, à l’autre bout de l’Amérique, pendant trois minutes, pour un dollar quatre-vingt-cinq cents.
Al était le fils d’Arthur Longley Shockley, le baron de l’acier. Légataire universel, il avait hérité d’une immense fortune ainsi que de la présidence de plusieurs firmes industrielles et d’un fauteuil dans bon nombre de conseils d’administration, dont celui de Stovington Preparatory Academy, le collège où le père et le fils avaient fait leurs études secondaires et que le vieux Shockley avait comblé de donations.
Jack et Al étaient devenus amis grâce à une particularité qui faisait d’eux des alliés naturels : dans toutes les réunions de professeurs, dans toutes les soirées mondaines, ils étaient, de tous les invités, les plus saouls. Shockley était séparé de sa femme et le mariage de Jack glissait vers la rupture, bien qu’il aimât encore Wendy et lui eût promis — chaque fois avec la meilleure foi du monde — de s’amender pour elle et pour le bébé Danny.
Quand les cocktails chez les collègues avaient pris fin, Al et Jack s’en allaient faire la tournée des bars, jusqu’à leur fermeture, et achevaient la soirée dans la voiture au bout de quelque chemin perdu, où ils liquidaient tranquillement un carton de bière déniché dans une petite épicerie. Au petit matin, quand l’aube se glissait dans le ciel, Jack regagnait leur maison et trouvait Wendy et le bébé endormis sur le canapé du salon, Danny tourné toujours vers sa mère, un poing recroquevillé sous son menton. Il se sentait gagné par un tel dégoût de lui-même, une telle amertume lui emplissait la bouche, plus âcre encore que l’arrière-goût des cigarettes et des martinis — Al les appelait les martiens — qu’il se mettait à peser le plus sérieusement du monde les mérites relatifs du fusil, de la corde et de la lame de rasoir.
Si c’était un jour de semaine, il dormait trois heures, se levait, s’habillait, croquait quatre cachets d’aspirine vitaminée et, encore saoul, s’en allait faire son cours de neuf heures sur les poètes américains. Salut, les gars. Revoici l’étonnant Mr Torrance, qui, malgré son état d’ébriété flagrant, s’apprête à vous régaler avec l’histoire rocambolesque de l’épouse de Longfellow et de sa mort dans le célèbre incendie de Boston.
Il n’avait pas voulu admettre qu’il était alcoolique, se disait-il tout en écoutant sonner le téléphone d’Al. Combien de cours avait-il séchés, combien d’autres avait-il faits sans s’être rasé, puant encore le martien ? Mais il avait cru pouvoir s’arrêter quand il le voudrait. Combien de nuits Wendy et lui avaient-ils fait chambre à part ? « Ça va très bien, tu sais. Le pare-chocs embouti ? Mais bien sûr que je peux conduire. » Et Wendy qui s’enfermait toujours dans la salle de bains pour pleurer. Quand, dans une soirée, on servait de l’alcool, ou même du vin, ses collègues avaient commencé à l’observer à la dérobée. Petit à petit il s’était rendu compte qu’on parlait de lui. Et il ne sortait plus de sa machine à écrire que des feuilles de papier blanches qu’il froissait en boule et envoyait au panier. Au début, Stovington pouvait se féliciter d’avoir su attirer le jeune Jack Torrance, un garçon qui allait peut-être devenir un écrivain important et qui en tout cas était éminemment qualifié pour initier les adolescents à ce grand mystère, l’art d’écrire. Il avait déjà publié vingt-quatre nouvelles, il travaillait sur une pièce de théâtre et il y avait peut-être un roman qui mijotait dans l’arrière-boutique. Mais maintenant il n’écrivait plus et son enseignement était devenu inégal.
Et finalement ce qui devait arriver était arrivé. Ça s’était passé un soir, quelques semaines après que Jack eut cassé le bras de son fils. C’était ce soir-là, lui semblait-il, que son mariage avait pris fin. Il ne lui restait plus qu’à attendre que Wendy fît preuve d’un peu de volonté… Si sa mère n’avait pas été une telle garce, il savait que Wendy aurait pris le premier bus pour le New Hampshire dès que Danny eût été en état de voyager. C’était fini entre eux.