Parvenu à la grande porte d’entrée à double battant, il s’arrêta et d’une main chercha ses clefs dans la poche de son pantalon tandis que de l’autre, il essayait de tourner la poignée, qui pivota d’elle-même. Il poussa la porte.
— Danny ! appela-t-il d’une voix étranglée. Danny, où es-tu ?
Il n’obtint pas de réponse.
Son regard balaya le hall et s’arrêta net au bas de l’escalier. Il étouffa un cri d’horreur en voyant que devant la première marche la moquette était toute tachée de sang, et qu’à côté il y avait un lambeau de tissu-éponge rose. Le sang formait une traînée sur l’escalier et la rampe elle-même en était éclaboussée.
Oh, Seigneur ! murmura-t-il, et il appela de nouveau : Danny ! DANNY !
Le silence de l’hôtel semblait le narguer avec des échos imaginaires et railleurs.
(Danny ? Qui ça, Danny ? On ne connaît pas de Danny ici. Danny, Danny, qu’a-t-on fait de ce Danny ? Qui est-ce qui a joué à cache-cache-Danny, à colin-Danny ? Allez, fiche le camp, sale négro. Personne ne connaît de Danny ici.)
Oh ! Dieu, est-ce qu’il avait affronté toutes ces épreuves pour rien ? Était-il arrivé trop tard ? Est-ce que tout était fini ?
En proie à une anxiété grandissante, il monta les marches deux à deux et s’arrêta au palier du premier étage. Voyant que la traînée de sang menait vers l’appartement, il s’engagea dans le petit couloir. L’accueil que lui avaient réservé les animaux de buis lui paraîtrait sans doute peu de chose à côté de ce qui l’attendait là-bas. Au fond de lui, il savait déjà ce qu’il allait trouver.
Et il n’était pas pressé de le découvrir.
Pendant qu’Hallorann montait l’escalier, Jack s’était caché dans l’ascenseur et il le suivait maintenant à pas de loup, le maillet brandi, comme quelque fantôme ensanglanté au sourire sinistre.
Est-ce que cette garce m’a poignardé ? Je ne m’en souviens plus.
— Sale négro, chuchota-t-il, je vais t’apprendre à t’occuper de ce qui ne te regarde pas.
Hallorann l’entendit et, se retournant brusquement, amorça une esquive, mais trop tard. Le maillet s’abattit sur son crâne et, malgré la protection de l’anorak, il crut qu’une fusée lui explosait dans la tête en une gerbe d’étoiles. Puis ce fut le néant.
Il alla s’écraser contre le mur tapissé de soie et Jack le frappa de nouveau. Cette fois-ci, le maillet, parti à l’horizontale, lui fracassa la mâchoire et les dents du côté gauche. Il s’affaissa mollement.
— Et maintenant, chuchota Jack, maintenant à nous deux.
À présent, c’était le tour de Danny. Il avait un compte à régler avec ce fils désobéissant.
Trois minutes plus tard, la porte de l’ascenseur s’ouvrit dans l’obscurité du troisième étage. La cabine s’était arrêtée trop bas et Jack dut se hisser, en se tortillant, malgré ses souffrances, jusqu’au palier. Il n’avait pas lâché le maillet de roque ébréché. Ses yeux fous roulaient dans leurs orbites et ses cheveux poisseux de sang étaient pleins de confettis.
Son fils se cachait quelque part ici, il en était sûr. Livré à lui-même, Danny était capable des pires bêtises : gribouiller sur la luxueuse tapisserie de soie avec ses crayons de couleur, mutiler les meubles, casser les vitres. C’était un menteur et un tricheur à qui il convenait d’administrer… une bonne correction.
Jack Torrance se mit péniblement debout.
— Danny ? appela-t-il. Danny, viens ici une minute, veux-tu ? Tu as été vilain et je dois te punir. Viens recevoir ta raclée comme un grand. Danny ? Danny !
54.
TONY
(Danny…)
(Danni… i… i… y.)
Il errait dans l’obscurité à travers des couloirs qui, tout en ressemblant à ceux de l’hôtel, s’en distinguaient. Les murs tapissés de soie montaient apparemment à l’infini, car, il avait beau renverser la tête, il n’arrivait pas à apercevoir le plafond perdu dans les ténèbres. Toutes les portes étaient fermées et elles aussi se perdaient dans l’obscurité. Au-dessous des judas (sur ces portes géantes, ils avaient le diamètre d’un canon de fusil), de minuscules têtes de mort barrées de tibias avaient remplacé les numéros des chambres.
Et, de quelque part, Tony l’appelait.
(Danni… i… i… y.)
Il devina un bruit lointain de coups accompagnés de cris rauques. Bien qu’il ne pût distinguer toutes les paroles, il en comprenait bien le sens général pour les avoir déjà entendues maintes fois, éveillé ou en rêvant.
Il hésita. Il était encore petit, après tout ; ça ne faisait pas trois ans qu’il avait quitté ses couches. Il devait d’abord essayer de savoir où il était. Il avait peur, mais c’était une peur supportable. Il commençait à bien connaître les différentes sortes de peur, de l’inquiétude sourde à la terreur panique, depuis deux mois qu’il en éprouvait tous les jours. Mais il fallait qu’il sache pourquoi Tony était venu et pourquoi il l’appelait dans ce couloir qui n’appartenait ni tout à fait au monde réel, ni à celui des rêves où parfois Tony lui faisait des révélations.
— Danny.
Au bout de l’immense couloir, Danny aperçut une petite silhouette noire, à peine plus grande que lui. C’était Tony.
— Où suis-je ? demanda-t-il doucement à Tony.
— Tu dors, dit Tony. Tu dors dans la chambre de tes parents.
Il y avait de la tristesse dans sa voix.
— Danny, dit Tony. Ta mère va être grièvement blessée, peut-être tuée. Et Mr Hallorann aussi.
— Non !
Il pouvait accepter la possibilité de sa propre mort. Depuis son expérience dans la chambre 217, il savait qu’il saurait y faire face.
Mais pas celle de sa mère.
Ni celle de son père.
Jamais.
Il voulut se rebeller. L’image du couloir obscur vacilla et la silhouette de Tony se fit indistincte, irréelle.
— Non ! cria Tony. Non, Danny, ne fais pas ça !
— Elle ne mourra pas ! Je ne veux pas !
— Alors il faudra que tu l’aides. Ici, Danny, tu te trouves dans un monde enfoui au plus profond de toi-même. Je fais partie de ce monde. Je fais partie de toi, Danny.
— Tu es Tony. Tu n’es pas moi. Je veux ma maman… Je veux ma maman…
— Ce n’est pas moi qui t’ai amené ici, Danny. Tu y es venu de toi-même. Parce que tu savais.
— Non !
— Si, tu savais ! Tu as toujours su ! poursuivit Tony en s’avançant vers lui. (Pour la première fois, Tony s’approchait de lui.) Dans ce monde qui existe au plus profond de toi-même, rien ne peut t’atteindre. C’est un Overlook que tu es seul à connaître, où les pendules sont arrêtées et nulle clef ne peut les remonter. Les portes n’ont jamais été ouvertes et personne n’a jamais séjourné dans ces chambres. Toi et moi, nous allons passer encore quelques instants puis ce sera fini, car bientôt il sera là.