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— Il sera là…, chuchota craintivement Danny tandis que les coups irréguliers se rapprochaient.

Son appréhension maîtrisée de tout à l’heure fit place à la plus folle des terreurs. Il comprenait maintenant ces grognements, il reconnaissait la voix de ce monstre qui voulait se faire passer pour son père mais qui — il le savait à présent — n’en était qu’une imitation grossière et grand-guignolesque.

(Tu es venu ici de toi-même. Parce que tu savais.)

— Oh ! Tony, est-ce que c’est mon papa ? s’écria Danny. Est-ce que c’est mon papa qui vient me chercher ?

Tony ne répondit pas. Mais Danny n’avait pas besoin d’une réponse. Il savait. Un bal masqué cauchemardesque se tenait ici depuis des années. Et petit à petit, secrètement, silencieusement, un pouvoir maléfique s’était emparé de ces lieux. Fallait-il parler de Force, de Présence, d’Esprit ? Peu importaient les mots. Pour se cacher, le mal pouvait emprunter mille masques et maintenant, afin d’enlever Danny, il se dissimulait derrière le visage de Papa, il imitait sa voix et portait ses vêtements.

Mais ce n’était pas son papa.

Ce n’était pas son papa.

Tony avait surgi devant lui. Danny, qui le regardait de près pour la première fois, reconnut le jeune homme qu’il serait dans dix ans. Il avait les mêmes yeux sombres, bien écartés, le même menton volontaire, la même bouche finement dessinée. Ses cheveux étaient blonds comme ceux de sa mère et pourtant ses traits portaient l’empreinte Torrance. Tony — le Daniel Anthony Torrance que Danny deviendrait un jour — tenait à la fois du père et du fils.

— Tu dois essayer de les aider, dit Tony. Mais ton père… il est passé du côté de l’hôtel maintenant et c’est lui qui l’a voulu. Mais l’hôtel ne se contentera pas de rallier ton père. C’est surtout toi qui leur fais envie.

Et passant près de lui, Tony s’enfonça dans les ténèbres.

— Attends ! cria Danny. Que puis-je…

— Il n’est plus très loin maintenant, dit Tony, s’éloignant toujours. Il faudra que tu te sauves…, que tu te caches… Ne le laisse pas s’approcher de toi. Fuis-le comme la peste.

— Tony, je ne le pourrai pas !

— Mais si, tu as déjà commencé à le faire, dit Tony. Et tu te souviendras de ce que ton père a oublié.

Tony avait maintenant disparu.

Alors il entendit la voix de son père, toute proche maintenant, qui l’appelait sur un ton faussement câlin :

— Danny ? N’aie pas peur, prof. Ce ne sera qu’une petite fessée, c’est tout. Viens la recevoir comme un homme et nous n’en parlerons plus. Nous n’avons pas besoin d’elle, prof. Rien que toi et moi, d’accord ? Quand nous en aurons fini avec cette petite… fessée…, il n’y aura plus que toi et moi.

Danny s’enfuit à toutes jambes.

La rage contenue du monstre explosa, faisant voler en éclats sa feinte bonhomie.

— Viens ici, petit merdeux ! Tout de suite !

Haletant, Danny s’engouffra dans un long couloir, puis dans un autre, et grimpa un escalier. Au fur et à mesure qu’il courait, les murs qui tout à l’heure lui avaient paru si hauts regagnaient leurs proportions normales ; la moquette retrouvait son aspect familier, un entrelacs de guirlandes noires sur un fond bleu de nuit. Il y avait de nouveau des numéros sur les portes et, derrière elles, la grande soirée qui réunissait des générations de clients battait son plein. Autour de lui, l’air vibrait sous l’écho inlassable des coups du maillet s’abattant sur les murs.

Il eut l’impression d’avoir crevé une fine membrane sensorielle, de remonter dans le temps. Il se trouvait à présent dans le couloir devant la suite présidentielle, au troisième étage. Près de lui, jetés l’un sur l’autre, les cadavres sanglants de deux hommes en complet veston et cravate étroite, qui avaient été abattus à coups de revolver, se mirent à remuer et à se dresser.

Il allait pousser un cri, mais il se retint.

(VOUS N’ÊTES QUE DES FANTÔMES ! VOUS N’EXISTEZ PAS !)

Le tableau se fana devant ses yeux comme une vieille photographie et disparut.

Le bruit sourd des coups du maillet montait toujours d’en bas. Son père, investi par l’hôtel de ses pouvoirs diaboliques, le cherchait au rez-de-chaussée.

Tout à coup une porte s’ouvrit derrière lui et le corps décomposé d’une femme parut. Vêtue d’une longue robe de soie pourrie, ses doigts jaunis et crevassés chargés de bagues recouvertes de vert-de-gris, elle se déhanchait d’une façon obscène. De grosses guêpes se promenaient paresseusement sur son visage.

— Entre, lui chuchota-t-elle, souriant de ses lèvres noires. Entre et nous danserons le tango…

— Vous êtes un fantôme ! lança-t-il rageusement. Vous n’existez pas !

Effrayée, elle recula et disparut.

Une voix cria : « Où es-tu ? » C’était la sienne ; il se parlait à lui-même. Il continuait d’entendre les cris du monstre à la voix familière qui le cherchait à présent au premier étage. Puis il remarqua un bruit insolite.

C’était un vrombissement aigu — un moteur qui s’approchait.

Danny retint son souffle. Était-ce Dick ou encore un mirage, suscité par l’hôtel ? Il espérait de toutes ses forces que ce fût vraiment Dick, mais il n’osait pas y croire.

Il battit en retraite dans le couloir principal, puis s’engagea dans un couloir transversal. Les portes verrouillées semblaient le regarder de haut, d’un air désapprobateur, comme elles l’avaient fait dans ses rêves. Mais ce n’était plus un rêve.

Il bifurqua à droite puis, le cœur battant, s’arrêta net. Un souffle d’air chaud lui caressait les chevilles. Les bouches d’aération, pensa-t-il. Ce doit être le jour où Papa chauffe l’aile ouest.

(Tu te souviendras de ce que ton père a oublié.)

Mais de quoi s’agissait-il ? Il lui semblait être à deux doigts de le savoir. Serait-ce quelque chose qui allait leur sauver la vie, à Maman et à lui ? Pourtant Tony avait dit qu’il ne devait désormais compter que sur lui-même. Alors qu’est-ce que ça pouvait bien être ?

Il s’accroupit contre le mur et essaya désespérément de réfléchir. C’était si difficile…, l’hôtel essayait sans cesse de s’insinuer dans son esprit, d’en chasser toute autre pensée que celle de ce monstre qui faisait voler son maillet de tous côtés, déchiquetant la tapisserie, arrachant des nuages de plâtre.

— Aide-moi, murmura-t-il. Tony, aide-moi.

Tout à coup il s’aperçut qu’un silence de mort s’était fait dans l’hôtel et que le bruit du moteur s’était tu.

Ce n’avait donc été qu’une illusion de plus.

Le brouhaha de la fête aussi s’était brusquement arrêté et on n’entendait plus que les hurlements du vent.

Soudain l’ascenseur se mit à ronronner.

Il montait.

Et Danny savait qui se trouvait à l’intérieur.

D’un bond, il fut sur ses pieds. La panique lui étreignait le cœur. Pourquoi Tony l’avait-il envoyé au troisième étage ? Maintenant il était pris au piège. Toutes les portes étaient fermées, il n’y avait pas d’issue.

Le grenier !

Il y avait un grenier, il s’en souvenait. Il avait accompagné son père le jour où celui-ci avait amorcé les pièges à rat, mais Jack n’avait pas voulu l’y laisser monter de peur qu’il se fasse mordre. La trappe qui donnait accès à ce grenier s’ouvrait dans le plafond du dernier petit couloir tout au fond de l’aile ouest. Papa avait saisi la perche appuyée contre le mur et avec elle avait poussé la trappe. Les contrepoids s’étaient mis à monter avec un petit bourdonnement mécanique, la trappe s’était soulevée et une échelle était descendue. S’il pouvait grimper là-haut et tirer l’échelle derrière lui…