Adossé contre la porte, Danny avait les yeux braqués sur le carrefour des deux couloirs. Les coups de maillet qui s’abattaient à intervalles irréguliers se faisaient plus forts, plus proches. Rêve et réalité étaient devenus indissociables.
Le monstre déboucha du grand couloir.
À le voir, Danny éprouva une sorte de soulagement. Ce n’était pas son père. Ce monstre sorti d’un film d’horreur, roulant des yeux, le dos voûté, la chemise ensanglantée, n’avait rien à voir avec son papa. Il n’avait plus aucun doute là-dessus.
— À nous deux maintenant, fiston, soufflait l’autre en s’essuyant les lèvres d’une main tremblante. Tu vas voir qui commande ici. Ce n’est pas toi qu’ils veulent. C’est moi. Moi. Moi !
Il fit siffler le maillet dont la double tête, déchiquetée par les coups et réduite à une masse informe, s’abattit contre le mur, découpant une rondelle de soie, soulevant une bouffée de poussière de plâtre. Le monstre se mit à ricaner.
— Allons, montre-moi un de tes tours de passe-passe, marmonna-t-il. Je ne suis pas né d’hier, tu sais. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie. Et je connais mon devoir de père, fiston.
— Vous n’êtes pas mon père, répliqua Danny.
Le monstre s’arrêta et parut hésiter, comme s’il n’était plus très sûr de sa propre identité. Puis il se ressaisit, reprit sa marche en avant et frappa au passage le panneau d’une porte qui résonna avec un bruit creux.
— Tu mens, dit-il. Qui veux-tu que je sois ? J’ai les deux marques de naissance de ton père, son nombril convexe et même sa queue, fiston. Demande à ta mère.
— Vous n’êtes qu’un imposteur, dit Danny. Un masque. La seule raison qui pousse l’hôtel à se servir de vous, c’est que vous n’êtes pas encore mort comme les autres. Mais, quand il en aura fini avec vous, vous ne serez plus rien du tout. Vous ne me faites pas peur.
— Ah ! je ne te fais pas peur ! cria le monstre. Le maillet fendit l’air rageusement et s’écrasa sur la moquette, entre les pieds de Danny, qui ne broncha pas. Tu m’as menti ! Tu as conspiré avec elle ! Vous avez comploté contre moi ! Et à l’examen tu as triché, tu as copié ! (Sous ses sourcils broussailleux, ses yeux déments étincelaient, illuminés d’une lueur rusée.) Je le retrouverai, d’ailleurs. C’est au sous-sol, quelque part. Je le trouverai. Ils m’ont promis que je pourrais regarder tout ce que je voudrais.
Il leva le maillet de nouveau.
— Oui, ils vous l’ont promis, dit Danny. Mais ils mentent.
Le maillet, levé pour frapper, resta suspendu.
Hallorann commençait à reprendre connaissance et Wendy avait cessé de lui tapoter la joue. Ils avaient entendu Tu as triché à l’examen, tu as copié ; paroles à peine audibles qui, à travers les hurlements du vent, leur étaient parvenues par la cage d’ascenseur. Wendy était quasiment certaine qu’ils étaient au troisième étage et que Jack — ou la puissance qui s’était emparée de lui — avait trouvé Danny. Ni elle ni Hallorann ne pouvaient plus rien à présent.
— Oh ! prof, murmura-t-elle.
Les larmes lui brouillèrent la vue.
— Ce salaud m’a cassé la mâchoire, marmonna Hallorann d’une voix indistincte. Oh ! ma tête…
Il réussit à s’asseoir. Son œil droit, tout violacé et très enflé, était presque complètement fermé, mais il put distinguer Wendy.
— Mrs Torrance…
— Chut, dit-elle.
— Où est l’enfant, Mrs Torrance ?
— Au troisième étage, dit-elle. Avec son père.
— Ils mentent, répéta Danny.
Une pensée venait de lui traverser l’esprit comme un météore, trop rapide, trop éblouissante pour être saisie, et il ne put en retenir que quelques mots :
(C’est quelque part au sous-sol.)
(Tu te souviendras de ce que ton père aura oublié.)
— Tu… Tu ne devrais pas parler comme ça à ton père, dit le monstre d’une voix rauque. (Le maillet trembla au bout de son bras puis il l’abaissa.) Tu ne fais qu’aggraver ton cas. Ta punition n’en sera que plus sévère.
Les yeux braqués sur Danny, il avança d’une démarche d’ivrogne et la pitié larmoyante qu’il éprouvait pour lui-même se transforma en haine. Il leva de nouveau le maillet.
— Vous n’êtes pas mon père, lui cria de nouveau Danny. Et, s’il vous reste quelque chose de mon père, vous devez bien savoir qu’ils vous mentent. Tout ce qu’ils vous racontent, ce sont des mensonges, comme les dés truqués que mon papa m’avait mis dans le bas de Noël l’an dernier, ou comme les faux cadeaux qu’on met dans les vitrines. Les boîtes sont vides, il n’y a rien dedans. Elles ne sont là que pour la frime, comme dit mon papa. Vous êtes comme eux. Vous aussi, vous n’êtes que de la frime, vous n’êtes pas mon papa. Et, quand vous aurez obtenu ce que vous voulez, vous ne donnerez rien à mon papa parce que vous êtes égoïste. Et mon papa le sait. Il a fallu que vous le fassiez boire pour arriver à vos fins. Il n’y a que comme ça que vous avez pu vous emparer de lui. Vous n’êtes qu’un imposteur !
— Menteur ! Menteur ! criait le monstre d’une voix de fausset.
Le maillet s’agitait follement en l’air.
— Allez-y, frappez-moi. Mais vous n’obtiendrez jamais ce que vous voulez de moi.
Alors une transformation mystérieuse se produisit chez le monstre. Ses traits, sans se modifier, redevinrent humains. Le corps frissonna légèrement, les mains ensanglantées s’ouvrirent comme des griffes brisées, lâchant le maillet qui tomba à terre. Ce fut tout. Brusquement son père avait réintégré ce corps et il regardait Danny d’un air si profondément malheureux que Danny en eut le cœur serré de pitié. D’une voix tremblante, Jack lui parla :
— Prof, dit-il, sauve-toi. Vite. Et souviens-toi de l’amour que j’ai pour toi.
— Non, je veux rester avec toi, protesta Danny.
— Oh ! Danny, pour l’amour du ciel…
— Non, dit Danny. (Il prit une des mains ensanglantées de son père et l’embrassa.) C’est presque fini maintenant.
En s’appuyant le dos contre le mur, Hallorann réussit à se mettre debout. Wendy et lui avaient l’air des derniers survivants dans un hôpital bombardé.
— Il faut monter là-haut, dit Hallorann. Il faut l’aider.
Le visage blanc comme un linge, elle fixait sur lui des yeux hagards.
— Il est trop tard, dit Wendy. Personne ne peut l’aider à présent.
Une minute, deux minutes s’écoulèrent, puis trois. Enfin ils entendirent un cri, non pas de rage ni de triomphe, mais de terreur.
— Grands dieux, chuchota Hallorann. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je ne sais pas, dit-elle. L’a-t-il tué ? Je ne sais pas.
L’ascenseur se remit en marche et ils l’entendirent redescendre, puis le virent passer sans s’arrêter au premier. À travers la grille, ils avaient aperçu le monstre qui hurlait et gesticulait.
Danny restait immobile. Il n’y avait pas d’endroit où il aurait pu fuir l’hôtel. Il en avait pris conscience tout à coup et sans souffrances. Pour la première fois de sa vie, il avait eu une pensée d’adulte, fruit amer des épreuves qu’il avait affrontées depuis qu’il était arrivé à l’Overlook :
« Maman et Papa ne peuvent plus m’aider. Je suis tout seul. »
— Allez-vous-en, dit-il à l’étranger sanglant devant lui. Allez-vous-en. Fichez le camp.