— Vraiment grosses ?
Hallorann haussa les épaules.
— Oh ! des requins, des espadons, des baleines, ce genre de choses.
— Il n’y a pas de baleines, ici !
— Pas de baleines bleues, peut-être, mais il y a des petites baleines roses qui ne dépassent pas les vingt-cinq mètres de long.
— Comment sont-elles venues de l’Océan ?
Hallorann posa sa main sur les cheveux dorés de l’enfant et les ébouriffa.
— Elles peuvent nager à contre-courant, tu sais. Elles ont tout simplement remonté la rivière pour venir jusqu’ici.
— Vraiment ?
— Puisque je te le dis.
Regardant le lac tranquille sans se parler, ils se mirent à rêvasser. Quand Hallorann tourna de nouveau son regard vers Danny, celui-ci avait les yeux remplis de larmes.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-il en lui passant un bras autour des épaules.
— Rien, chuchota Danny.
— C’est ton papa qui te manque, n’est-ce pas ?
L’enfant essaya de répondre, mais sa voix s’étrangla dans un sanglot et, posant sa tête contre l’épaule d’Hallorann, il pleura à chaudes larmes. Hallorann le pressa contre lui sans rien dire. Il savait que l’enfant aurait besoin de pleurer bien des fois encore et Danny avait la chance d’être assez jeune pour pouvoir le faire. Les larmes qui brûlent sont aussi celles qui consolent.
Quand Danny se fut un peu calmé, Hallorann lui dit :
— Tu vas te remettre de tout cela. Tu ne le crois pas maintenant, mais tu y arriveras. Ce n’est pas pour rien que tu as le Don.
— Mais à quoi ça sert ? s’écria Danny, s’étranglant, la voix pleine de larmes. Je ne veux pas de ce Don !
— Mais tu l’as, dit Hallorann doucement. Pour le meilleur et pour le pire. On ne t’a pas demandé ton avis, mon petit. Le pire est passé maintenant. Et n’oublie pas que si tu as des ennuis, tu pourras toujours venir me parler. Et, si tu n’arrives pas à tenir le coup, tu n’auras qu’à m’appeler. Je viendrai.
— Même quand je serai dans le Maryland ?
— Même là-bas.
Ils regardèrent en silence le bouchon qui flottait à dix mètres de la jetée. Puis, d’une voix basse, presque inaudible, Danny demanda :
— Tu seras toujours mon ami ?
— Aussi longtemps que tu voudras de moi.
L’enfant se pelotonna contre lui et Hallorann le serra dans ses bras.
— Danny, écoute-moi. Il faut que je te parle sérieusement. Il y a des choses que l’on ne devrait pas avoir à dire à un enfant de six ans, mais les choses sont rarement comme elles devraient être. La vie est dure, Danny. Le monde ne nous veut pas de mal, mais il ne nous veut pas de bien non plus. Il se fiche de ce qui nous arrive. Les pires choses peuvent se produire sans que nous sachions pourquoi. Des braves gens meurent dans le désespoir et dans la douleur, laissant seuls ceux qui les aiment, et on est parfois tenté de croire qu’il n’y a que les méchants qui profitent des biens de cette terre. Mais si le monde t’est hostile, par contre, ta maman et moi, nous t’aimons. Tu es un brave garçon. Tu regrettes ton papa et quand il te prend l’envie de pleurer, à cause de ce qui lui est arrivé, tu vas t’enfermer dans un placard ou tu te caches sous les couvertures et tu pleures jusqu’à ce que tu n’aies plus de larmes. C’est ce qu’un brave fils doit faire. Mais il faut toujours aller de l’avant. C’est la meilleure façon de s’en tirer dans l’existence. Il faut garder son amour vivant et aller de l’avant, quoi qu’il arrive, faire ce que l’on doit, sans jamais renoncer.
« Tu as une touche, fiston, dit-il en montrant la ligne du doigt.
Le flotteur rouge et blanc qui avait plongé refit surface, tout luisant, puis s’enfonça de nouveau.
— Oh ! cria Danny, la gorge serrée.
Wendy était venue les rejoindre. Debout derrière Danny, elle lui demanda :
— Qu’est-ce que c’est ? Un petit brochet ?
— Certainement pas, Mrs Torrance, dit Hallorann. Ça pourrait bien être une baleine rose.
Le bout de la canne plia. Danny tira le bambou et un long poisson, aux couleurs d’arc-en-ciel, sauta hors de l’eau, décrivant une trajectoire étincelante, puis replongea.
Retenant son souffle, Danny enroula sa ligne frénétiquement.
— Aide-moi, Dick ! Je l’ai eu ! Je l’ai eu ! Aide-moi !
Hallorann éclata de rire.
— Tu te débrouilles très bien tout seul, mon petit bonhomme. Je ne sais pas si c’est une baleine rose ou une truite, mais c’est une belle prise.
Il passa son bras autour des épaules de Danny qui remontait son poisson avec précaution. Wendy s’assit de l’autre côté de son fils et ils restèrent là, assis tous les trois au bout de la jetée, dans le soleil déclinant.