Il était minuit. Jack et Al entraient dans Barre par la nationale 31. Al, au volant de sa Jaguar, s’amusait à rétrograder les vitesses en virtuose dans les virages, mordant de temps à autre sur la ligne continue. Ils étaient tous deux complètement ivres ; les martiens avaient atterri en force ce soir-là. Ils arrivaient à cent kilomètres à l’heure sur le dernier virage avant le pont quand brusquement ils aperçurent un vélo d’enfant au milieu de la route à quelques mètres devant eux. Il y eut un coup de frein brutal, le crissement aigu des pneus s’effilochant sur l’asphalte, puis un bruit de ferraille quand, à soixante kilomètres à l’heure, ils emboutirent de plein fouet le vélo. Projeté en l’air, il alla heurter d’abord le capot, fracassant le pare-brise, dont le verre Sécurit se voila de craquelures devant les yeux exorbités de Jack, puis rebondit comme un oiseau désarticulé, pour s’écraser enfin derrière eux avec un terrible fracas. Les roues passèrent sur quelque chose, avec un bruit sourd, et la Jaguar dérapa en travers de la route, sans qu’Al, qui jouait désespérément du volant, pût l’en empêcher.
— Nom de Dieu, s’écria-t-il, d’une voix qui semblait venue d’ailleurs, nous l’avons écrasé. Je l’ai bien senti.
La sonnerie du téléphone d’Al lui tintait toujours à l’oreille. « Allons, Al. Fais-moi le plaisir d’être chez toi. Je voudrais tant me débarrasser de cette corvée. »
Toute fumante, la voiture s’était enfin arrêtée à quelques centimètres d’une des piles du pont. Deux de ses pneus avaient éclaté, traçant de grands arcs de caoutchouc brûlé sur plus de quarante mètres. Jack et Al s’étaient regardés un instant puis ils étaient descendus de voiture. Se dirigeant vers l’arrière, ils s’étaient enfoncés dans la nuit.
Le vélo était complètement démoli. Il avait perdu une roue qu’Al, se retournant, avait repérée au milieu de la route. Ses rayons tordus, dressés en l’air, ressemblaient aux cordes entortillées d’un piano éventré. Al avait hésité un instant puis avait dit :
— C’est sur ça qu’on est passé, Jacky-boy.
— Mais alors, où se trouve le gosse ?
— Quel gosse ?
Jack, fronçant les sourcils, avait essayé de se rappeler. Tout était arrivé si vite. Dès qu’ils avaient amorcé le virage le vélo avait surgi de l’obscurité, pris dans les phares de la Jaguar. Al avait crié quelque chose, il y avait eu le choc, puis le long dérapage. Tout cela n’avait pas pris plus que quelques secondes.
Ils avaient rangé le vélo au bord de la route, puis Al avait allumé les feux de détresse de la Jaguar. À l’aide d’une puissante torche électrique à quatre piles, ils avaient passé les bas-côtés de la route au peigne fin pendant deux heures, sans rien trouver.
À deux heures et quart, dégrisés mais écœurés, ils avaient abandonné leurs recherches et avaient regagné la Jaguar.
— S’il n’y avait personne dessus, qu’est-ce qu’il faisait au milieu de la route ? avait demandé Al. Il n’était pas garé sur le côté, mais bel et bien au milieu !
Ne sachant que répondre, Jack s’était contenté de secouer la tête.
Al était alors parti à pied et avait traversé le pont pour gagner la cabine téléphonique la plus proche. Il avait appelé un de ses amis, un célibataire, et lui avait dit que s’il voulait bien aller chercher les pneus de neige de la Jaguar dans son garage et les lui apporter au pont de la nationale 31, à l’entrée de Barre, ça lui vaudrait cinquante dollars. Vingt minutes plus tard, l’ami était là, en jean et veste de pyjama. Il avait examiné les lieux.
— Il y a eu des morts ? avait-il demandé.
Al commençait à soulever l’arrière de la voiture avec le cric et Jack desserrait les boulons.
— Grâce à Dieu, aucun, avait dit Al.
— Alors je rentre chez moi. Tu me paieras demain matin.
— D’accord, avait dit Al sans lever les yeux.
Ayant réussi à changer les pneus sans anicroche, ils avaient regagné la maison d’Al Shockley. Al avait rangé la Jaguar au garage et avait coupé le contact.
— Je vais m’arrêter de boire, Jacky-boy, avait-il dit dans le noir. C’est fini, la rigolade. J’ai liquidé mon dernier martien.
Transpirant dans l’atmosphère confinée de la cabine téléphonique, Jack songea qu’il n’avait jamais douté qu’Al pût tenir parole.
Rentré chez lui, Jack avait trouvé Wendy endormie sur le canapé. Il avait jeté un coup d’œil dans la chambre de Danny où celui-ci dormait profondément, couché sur le dos dans son lit à rabats, le bras encore pris dans le plâtre. Dans la douce lumière filtrée du lampadaire de la rue, il pouvait distinguer, gribouillés sur la surface blanche, les vœux des docteurs et des infirmières du service de pédiatrie.
C’est un accident. Il est tombé dans l’escalier.
(Menteur)
C’est un accident. J’ai perdu la tête.
(Tu n’es qu’un ivrogne. Quand Dieu s’est curé le nez, c’est toi qu’il en a sorti.)
Mais non, écoute, ce n’est qu’un accident.
Le souvenir de la supplication s’estompa, chassé par les dernières images de cette nuit de novembre. S’attendant à chaque instant à voir arriver la police, ils avaient fouillé les mauvaises herbes desséchées, à la lueur dansante de la torche électrique, cherchant le corps disloqué qui en bonne logique aurait dû se trouver là. Le fait que ç’avait été Al qui conduisait n’y changeait rien. Il y avait eu d’autres nuits où c’était lui qui avait été au volant.
Après avoir remonté les couvertures sur Danny, il avait pénétré dans leur chambre et avait pris au dernier rayon du placard le Llama 38 espagnol qu’il y gardait dans une boîte à chaussures. Il s’était assis sur le lit et était resté là pendant une bonne heure à le contempler, fasciné par son éclat maléfique.
À l’aube, il l’avait remis dans sa boîte qu’il avait rangée dans le placard.
Ce matin-là, il avait téléphoné à Bruckner, le chef du département, pour lui dire qu’il était grippé et ne pouvait pas faire son cours. Il lui demandait de prévenir ses élèves. Bruckner avait accepté, mais de moins bonne grâce que d’habitude. Décidément Jack Torrance avait souvent été grippé cette année.
Wendy lui avait préparé du café et des œufs brouillés qu’ils avaient mangés en silence. Le seul bruit venait de la cour où Danny piaillait de joie en faisant monter et descendre ses camions sur le tas de sable.
Wendy s’était mise à faire la vaisselle et, le dos tourné, elle lui avait dit :
— Jack, j’ai quelque chose à te dire.
— Ah ! oui ?
Il avait tremblé en allumant sa cigarette. Curieusement, il n’avait pas la gueule de bois, ce matin. Mais il avait la tremblote.
— J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et j’ai enfin pris une décision. Il fallait le faire, dans mon intérêt et dans celui de Danny. Dans le tien aussi peut-être — je ne sais pas. J’aurais sans doute dû t’en parler plus tôt.
— Veux-tu m’accorder une faveur ? avait-il demandé, regardant gigoter le bout de sa cigarette.
— Laquelle ? avait-elle demandé d’une voix terne.
Il avait les yeux fixés sur son dos.
— Nous parlerons de cela dans une semaine, si tu y tiens toujours.
Alors, les mains couvertes d’une dentelle de mousse, elle avait tourné son joli visage pâle et désenchanté vers lui.
— Jack, je ne veux plus de tes promesses. Je sais ce que…